dimanche 15 novembre 2015

Qu'opposer au terrorisme? Le "nous voici" des Morts


Nous venons de connaître, une fois de plus, un drame humain. S’ajoutant aux difficultés de notre quotidien, ces attaques terroristes peuvent légitimement susciter en nous un sentiment de découragement. De nombreuses personnalités occupant  des postes importants au sein de l’Etat vont, comme c’est leur rôle, prendre la parole et nous inviter à adopter certaines attitudes d’unité, de recueillement, de dignité, de solidarité. Il n’y a rien à opposer à cela. Il nous revient, en effet, de ne pas céder à la panique, à la violence dans la réaction, à l’outrance dans l’effusion. Il faut que ces déclarations, que ces appels, que ces invitations au recueillement aient lieu et il est absolument nécessaire que nous les entendions, que nous les respections, que nous éprouvions avec tous les proches des victimes le sentiment profond d’un deuil partagé. Mais….
Mais il y a aussi autre chose qu’il nous faut prendre en compte, c’est le fait que ces manifestations publiques de solidarité, aussi importantes soient-elles (et elles le sont indiscutablement) demeurent secondes par rapport à la première dimension authentique du deuil qui est « la compassion ».

Tout le monde ne fait pas bon accueil à ce mot : puis-je « souffrir avec » les proches d’un disparu de la même douleur que celle qui les accable ? La vérité nous oblige ici à répondre : « non ». Mais, ce n’est peut-être pas le sens le plus profond du terme qui se voit ici sollicité. La vraie compassion ne consiste pas à souffrir avec les vivants de la perte des morts mais avec les morts de cela même qui fait leur mort. Une telle empathie nous semble tous de prime abord encore plus difficile à ressentir que la précédente. Mais c’est faux. C’est même à cette occasion là que la notion d’empathie s’impose avec autant de netteté que de fulgurance. Nous pouvons faire quelque chose pour les personnes qui viennent de mourir. Nous sommes avec elles. Elles sont avec nous dans l’efficience d’un lieu commun, d’un sol qui se trouve être finalement le seul : ce qui de nous se libère le plus authentiquement et le plus continuellement est la capacité à donner du sens à l’événement d’être.
 Par « être », il ne faut pas du tout entendre ici « vivre ». Les morts ne vivent plus mais ils existent. Tel père menuisier qui est mort depuis longtemps mais qui a transmis à son fils les gestes du travail du bois existe dans l’ouvrage de son enfant et de son apprenti. Si rien, ou peu de chose demeurera de notre vie après notre mort, nous travaillons sans cesse inconsciemment à libérer des empreintes, des flux d’existence qui sont autant de semences, de germes d’attitudes, de tournures de phrases, de corps ou d’esprit, se perpétuant, essaimant, après notre mort dans le creuset de réflexes de ces contracteurs d’habitudes que nous sommes tous au plus profond de nous-mêmes. Plus, ou en tout cas, pas moins  que « les voies du Seigneur », les attitudes qu’inconsciemment nous suscitons par le tour singulier que nous donnons à notre existence dans nos gestes, nos expressions de visage, nos postures, nos failles, nos ingénieux raccourcis, nos pratiques, nos incessants et géniaux contournements de la Norme sont impénétrables. En d’autres termes, exister, c’est libérer autour de soi des germes contagieux de conduites, de façons d’être, de styles de vie, ce que l’on pourrait appeler du « pollen d’habitus », de l’incitation subversive à la minorité, à la distorsion, au décalage, à l’Art.

Les terroristes ont fait tout ce qu’ils ont pu pour réduire, caricaturer les expressions de celles et ceux qu’ils ont tués à un seul message lié à ce qu’ils pensent être leur « foi », mais, louée soit l’existence ! C’était déjà trop tard ! Toutes les personnes tuées avaient déjà libéré ces pépites de sens autour desquelles déjà d’autres ont commencé de contracter des habitudes. Ainsi va toute chair ! L’existence ne cesse de se susciter, de se renouveler, de se démultiplier. Déjà nous donnons de nouveaux sens à tous ces traits de génie que nos disparus incognito avaient suscités de leur vivant, dans l’infinité de tous ces subtils aplombs de leur présence. L’existence est pleine de ces fécondations aussi multiples que clandestines. Nous respirons ce pollen là, nous mettons péniblement bout à bout les séquences de nos vies sur le « cut up » vertigineux de ce montage là. Ce qu’un terroriste est, avant toute autre chose, c’est un réducteur de sens, un mauvais médecin qui pense devoir nous guérir de la contagion de l’intelligence et de l’inventivité, un diagnostiqueur un peu naïf qui croit pouvoir ramener notre prolixité interprétative à l’univocité d’un seul discours, d’une seule croyance, d’un seul mode de vie. Mais cette virtuosité n’est aucunement une affaire de personnes, encore moins de civilisations ou de religions, c’est une question de cellules, de vie, de « désorganismes ». C’est ce que le plurivocable : « exister » clame.

Il nous revient à nous aujourd’hui de faire droit à cette écoute silencieuse des morts qui existent encore, de prêter attention à l’effort qu’ils produisent de là où ils sont c’est-à-dire de là où ils n’ont jamais cessé d’être, à féconder nos habitudes, à séquencer nos vies, à brouiller nos codes et empêcher nos abrutissements, à démentir nos attentes, à couper court à toutes nos tentations de réduction, de retours aux vieux clichés, de récupérations pour des enjeux électoraux. Prêter attention à ce qui va être dit de la part de celles et ceux qui vont occuper le terrain médiatique et cesser d’accorder le moindre crédit à tout responsable politique qui prétendrait apporter une solution « simple » à ce problème est aujourd’hui de toute première nécessité, histoire de moins trahir nos morts que d’habitude, histoire d’accueillir enfin au cœur de nos habitudes la voix des morts qui déjà se mêle à la notre dans l’unité sourde d’un seul et même chœur.