Nous venons de connaître,
une fois de plus, un drame humain. S’ajoutant aux difficultés de notre
quotidien, ces attaques terroristes peuvent légitimement susciter en nous un
sentiment de découragement. De nombreuses personnalités occupant des postes importants au sein de l’Etat vont,
comme c’est leur rôle, prendre la parole et nous inviter à adopter certaines
attitudes d’unité, de recueillement, de dignité, de solidarité. Il n’y a rien à
opposer à cela. Il nous revient, en effet, de ne pas céder à la panique, à la
violence dans la réaction, à l’outrance dans l’effusion. Il faut que ces déclarations, que ces appels, que ces invitations
au recueillement aient lieu et il est
absolument nécessaire que nous les entendions, que nous les respections,
que nous éprouvions avec tous les proches des victimes le sentiment profond
d’un deuil partagé. Mais….
Mais il y a aussi autre
chose qu’il nous faut prendre en compte, c’est le fait que ces manifestations
publiques de solidarité, aussi importantes soient-elles (et elles le sont
indiscutablement) demeurent secondes par rapport à la première dimension
authentique du deuil qui est « la compassion ».
Tout le monde ne fait pas
bon accueil à ce mot : puis-je « souffrir avec » les proches
d’un disparu de la même douleur que celle qui les accable ? La vérité nous
oblige ici à répondre : « non ». Mais, ce n’est peut-être
pas le sens le plus profond du terme qui se voit ici sollicité. La vraie
compassion ne consiste pas à souffrir avec les vivants de la perte des morts
mais avec les morts de cela même qui fait leur mort. Une telle empathie nous
semble tous de prime abord encore plus difficile à ressentir que la précédente.
Mais c’est faux. C’est même à cette occasion là que la notion d’empathie
s’impose avec autant de netteté que de fulgurance. Nous pouvons faire quelque
chose pour les personnes qui viennent de mourir. Nous sommes avec elles. Elles
sont avec nous dans l’efficience d’un lieu commun, d’un sol qui se trouve être
finalement le seul : ce qui de nous se libère le plus authentiquement et
le plus continuellement est la capacité
à donner du sens à l’événement d’être.
Par « être », il ne faut pas du tout
entendre ici « vivre ». Les morts ne vivent plus mais ils existent.
Tel père menuisier qui est mort depuis longtemps mais qui a transmis à son fils
les gestes du travail du bois existe dans l’ouvrage de son enfant et de son
apprenti. Si rien, ou peu de chose demeurera de notre vie après notre mort,
nous travaillons sans cesse inconsciemment à libérer des empreintes, des flux d’existence
qui sont autant de semences, de germes d’attitudes, de tournures de phrases, de
corps ou d’esprit, se perpétuant, essaimant, après notre mort dans le creuset
de réflexes de ces contracteurs d’habitudes que nous sommes tous au plus
profond de nous-mêmes. Plus, ou en tout cas, pas moins que « les voies du Seigneur », les
attitudes qu’inconsciemment nous suscitons par le tour singulier que nous
donnons à notre existence dans nos gestes, nos expressions de visage, nos
postures, nos failles, nos ingénieux raccourcis, nos pratiques, nos incessants
et géniaux contournements de la Norme sont impénétrables. En d’autres termes,
exister, c’est libérer autour de soi des germes contagieux de conduites, de
façons d’être, de styles de vie, ce que l’on pourrait appeler du « pollen
d’habitus », de l’incitation subversive à la minorité, à la distorsion, au
décalage, à l’Art.
Les terroristes ont fait
tout ce qu’ils ont pu pour réduire, caricaturer les expressions de celles et
ceux qu’ils ont tués à un seul message lié à ce qu’ils pensent être leur
« foi », mais, louée soit l’existence ! C’était déjà trop
tard ! Toutes les personnes tuées avaient déjà libéré ces pépites de sens
autour desquelles déjà d’autres ont commencé de contracter des habitudes. Ainsi
va toute chair ! L’existence ne cesse de se susciter, de se renouveler, de
se démultiplier. Déjà nous donnons de nouveaux sens à tous ces traits de génie que
nos disparus incognito avaient suscités de leur vivant, dans l’infinité de tous
ces subtils aplombs de leur présence. L’existence est pleine de ces
fécondations aussi multiples que clandestines. Nous respirons ce pollen là,
nous mettons péniblement bout à bout les séquences de nos vies sur le
« cut up » vertigineux de ce montage là. Ce qu’un terroriste est,
avant toute autre chose, c’est un réducteur de sens, un mauvais médecin qui
pense devoir nous guérir de la contagion de l’intelligence et de l’inventivité,
un diagnostiqueur un peu naïf qui croit pouvoir ramener notre prolixité
interprétative à l’univocité d’un seul discours, d’une seule croyance, d’un
seul mode de vie. Mais cette virtuosité n’est aucunement une affaire de
personnes, encore moins de civilisations ou de religions, c’est une question de
cellules, de vie, de « désorganismes ». C’est ce que le plurivocable : « exister »
clame.
Il nous revient à nous
aujourd’hui de faire droit à cette écoute silencieuse des morts qui existent
encore, de prêter attention à l’effort qu’ils produisent de là où ils sont
c’est-à-dire de là où ils n’ont jamais cessé d’être, à féconder nos habitudes,
à séquencer nos vies, à brouiller nos codes et empêcher nos abrutissements, à
démentir nos attentes, à couper court à toutes nos tentations de réduction, de
retours aux vieux clichés, de récupérations pour des enjeux électoraux. Prêter
attention à ce qui va être dit de la part de celles et ceux qui vont occuper le
terrain médiatique et cesser d’accorder le moindre crédit à tout responsable
politique qui prétendrait apporter une solution « simple » à ce
problème est aujourd’hui de toute première nécessité, histoire de moins trahir
nos morts que d’habitude, histoire d’accueillir enfin au cœur de nos habitudes
la voix des morts qui déjà se mêle à la notre dans l’unité sourde d’un seul et
même chœur.