« La fille emmena le jeune routier dans un
love-hôtel du voisinage. Elle fit couler un bain et se déshabilla d’abord, puis
engagea Hoshino à en faire autant. Elle le lava soigneusement dans la
baignoire, le lécha partout, puis lui fit une fellation avec un art consommé.
Jamais le jeune homme n’avait ressenti ni même imaginé de pareilles sensations.
Il éjacula en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
-
Eh ben dis donc, c’est la
première fois que je jouis comme ça, dit-il en se laissant doucement aller dans
la baignoire.
-
Et ce n’est qu’un début, dit
la fille. Je t’ai réservé le meilleur pour la suite.
-
C’est drôlement bon,
pourtant.
-
Bon à quel point ?
-
Au point qu’il n’y a plus de
passé ni de futur après un truc pareil.
-
A vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons
pratiquement que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du
passé rongeant l’avenir.
Le jeune routier leva la tête, la bouche
entrouverte et dévisagea la fille.
-
Qu’est-ce que tu viens de
dire, là ?
-
Du Henri Bergson, dit la
fille en posant ses lèvres sur le gland d’Hishino pour lécher les quelques
gouttes de sperme qui restaient. Ma hier et mets-moi !
-
Quoi ? J’ai pas compris.
-
Matière et mémoire. Tu ne
l’as jamais lu ?
-
Je ne crois pas, répondit
Hishino après un instant de réflexion.
A part le manuel de conduite des véhicules
spéciaux qu’il avait été obligé de potasser pendant son séjour à l’armée, les
livres sur l’histoire du Shikoku qu’il avait consultés deux jours durant à la
bibliothèque, il n’avait pas le souvenir d’avoir lu quoi que ce soit dans sa
vie si ce n’est des mangas.
-
Et toi ?
La fille hocha la tête.
-
Bien obligée. Je suis en fac
de philo, et les examens approchent
-
Je vois, dit Hoshino,
impressionné. Alors, ce que tu fais là, c’est un petit job d’étudiante.
-
Hum. Il faut bien que je paye
mes études
Après quoi, elle entraîna Hoshino vers le lit,
le caressa doucement de la langue et des doigts, si bien qu’il se remit
aussitôt à bander. Une érection bien ferme, fièrement dressée comme la Tour de
Pise au moment du carnaval.
-
Dis donc, tu as la santé, mon
petit Hoshino, dit la fille. Tu n’as rien de spécial à me demander ? Une
petite gâterie supplémentaire ? Le colonel m’a recommandé d’être bien
gentille avec toi.
-
Rien de particulier, mais tu
n’aurais pas d’autres citations philosophiques ? Je ne sais pas pourquoi,
il me semble que ça pourrait m’aider à retarder l’éjaculation. Sinon, avec ce
que tu me fais, je vais jouir tout de suite, moi.
-
Voyons…Ca date un peu mais
que dirais-tu de Hegel ?
-
Ce que tu voudras.
-
Allons-y pour Hegel alors. Un
peu vieux, mais comme dit le proverbe anglais : « Oldies but goodies ! »
-
D’accord
-
L ‘homme se constitue pour soi par son activité pratique,
parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître, lui-même dans
ce qui s’offre à lui extérieurement.
-
Hum.
-
Hegel a conceptualisé la
« conscience de soi ». Il pensait que l’homme ne considère pas le soi
et l’objet comme entités séparées ; ainsi il peut comprendre plus
profondément le soi de manière active, par la projection du soi sur l’objet en
tant que médiation. C’est cela « la conscience de soi ».
-
J’y comprends que dalle.
-
C’est un peu ce qu’on fait en
ce moment. Moi, je suis le sujet, et toi tu es l’objet. Et pour toi, c’est
exactement le contraire. Nous échangeons réciproquement le sujet et l’objet en
nous y projetant, et établissons ainsi la conscience de soi, de manière active.
Pour dire les choses plus simplement.
-
Je comprends toujours pas,
mais je crois que ça m’aide.
-
C’est le but.
Quand ce fut fini, Hoshino dit au revoir à la
fille et retourna au sanctuaire, où il trouva le colonel Sanders qui
l’attendait, toujours assis sur le même banc."
Quelques éléments de commentaire - Ce
passage du livre de Haruki Murakami : « Kafka sur le rivage » ne
se contente pas de nous fournir l’une des innombrables réponses possibles (et
peut-être pas la plus mauvaise) à la question de savoir à quoi peut bien servir
la philosophie, il parvient également à situer cette pratique dans le liquide
placentaire de sa matrice conceptuelle la plus authentique : celui de la
surprise amoureuse, ou, pour l’exprimer dans des termes moins euphémisés,
celui de la fulgurance érotique, du dépaysage sensuel, de la
décontextualisation orgasmique. Hoshino est un routier qui a l’habitude des
prostituées bon marché de Shinjuku mais le voilà dans les mains d’une superbe
créature très aguerrie dans l’art de provoquer le plaisir de son partenaire.
C’est en
plein milieu de leurs effusions qu’elle assène au chauffeur, en plus de
l’extase du corps, la vérité sans ornement d’une citation du philosophe français
Henri Bergson : « A vrai
dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons pratiquement que le
passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant
l’avenir » Ce que vous percevez, parce que vous le percevez, est déjà
du perçu, donc du passé. Il n’est rien de tout ce que nous sommes en train de
vivre qui ne soit finalement déjà vécu, dans l’instant même où nous le vivons,
parce que ce qui est authentiquement présent, c’est ce qui, à l’insu de notre
attention, est en train de devenir le futur. Pour le dire autrement, le
présent, c’est ce qui du passé devient futur mais ailleurs que dans la
conscience que j’en prends, laquelle est « toujours déjà » de la
mémoire. Cela ne signifie pas dans l’esprit de Bergson qu’il nous est impossible
d’éprouver ce pur présent mais certainement pas selon la modalité de la
perception, plutôt au fil d’une intuition qu’il ne saurait être question de
vouloir, d’activer (encore moins d’anticiper, évidemment). Ce pur devenir,
c’est ce que je suis en train d’être, c’est même l’actualité la plus
authentique de ce que je ne cesserai jamais d’être. Ce que je suis, c’est
toujours cet autre que je suis en train de devenir.
Hoshino
n’est pas en situation de suivre un cours de philosophie, encore moins de
prendre des notes ou de manifester la moindre curiosité à l’égard de ce qu’un
philosophe français inconnu de lui a écrit en 1896 à Paris. Et pourtant quelque
chose de l’énigmatique aplomb de cette phrase le transit jusqu’à la moelle dans
l’acmé de son excitation. Le style d’écriture philosophique est finalement
aussi incompréhensible que l’intensité physique du désir érotique. Qu’il y ait un commerce des corps (et par ce
terme, il ne s’agit pas d’entendre que sa partenaire est une
prostituée), c’est aussi improbable que le fait qu’il y ait des
« traumas » philosophiques, et pourtant, c’est bel et bien la seule
manière de transmettre quelque chose de philosophique. Gilles Deleuze, évoquant
« l’ébranlement dynamique réciproque et interactif causé par le mouvement
perpétuel de l’image » parlait de « noochoc ». Le Noos, en grec
ancien, ne désigne pas tant la pensée (Psyché) comme acte qu’en tant que
faculté, ou plutôt qu’attention susceptible d’être dirigée, comme le rayon de
lumière d’un phare vers telle ou telle direction. L’idée de Gilles Deleuze,
c’est que le cinéma et l’image-mouvement « éveille » le penseur qui
nécessairement sommeille en chacun de nous. Comment se met-on à penser ?
Exactement comme une image ébranle par son mouvement quelque chose de nous qui,
dés lors, ne peut plus rester en place. La pensée, comme l’image mouvement au
cinéma, c’est avant tout du déplacement nerveux.
Pensons
cinq secondes au déplacement de nerfs causé au pauvre Hoshino par cette
magnifique étudiante en Philosophie. « J’ai pas compris » dit-il,
mais lorsque l’experte lui demande s’il veut une gâterie, la première chose qui
lui vient en tête est de lui demander plus de citations philosophiques pour
retarder l’éjaculation. C’est qu’il a vaguement perçu que quelque chose de l’excitation
sexuelle se nourrissait et se maintenait de la suspension sidérante d’un Eros
philosophique. On ne fait vraiment l’amour que lorsqu’on a compris
qu’il n’y est aucunement question de posséder le corps d’autrui, de la même
façon qu’il est impossible de faire de la philosophie si l’on attend d’elle
qu’elle réponde à nos questions.
Encouragée par son client, l’étudiante
entreprend de lui faire connaître la pensée de Hegel : « L ‘homme se constitue pour soi par son
activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se
reconnaître, lui-même dans ce qui s’offre à lui extérieurement. » Il
nous est impossible de nous rendre compte de notre existence sans se percevoir
comme un soi-même distinct des autres, et de tout ce qui n’est pas nous.
Prendre conscience de soi, c’est d’abord se saisir dans les transformations que
nous imposons à ce qui n’est pas nous, à l’effet que nous faisons dans la
conscience des autres ou bien dans les changements matériels que nous
imposons à notre milieu naturel. La prostituée, dotée qu’elle est d’un sens
remarquable de la pédagogie, illustre ce qu’elle dit par ce qu’elle fait :
dans ce moment d’échange amoureux, chacun est pour l’autre l’objet de la
jouissance de son partenaire alors qu’il en est, à ses propres yeux, le sujet.
Peut-être la prostituée veut-elle signifier aussi qu’Hoshino est pour elle
l’objet, c’est-à-dire le moyen pour elle de gagner sa vie alors qu’elle est
pour lui l’objet de son plaisir, mais chacun d’eux y gagne la conscience de soi
par le biais de cette opération distinctive par rapport à l’existence physique
de l’autre. Hoshino ne comprend pas mais parvient à retarder l’éjaculation, et
effectivement, c’est bien là « le but » comme l’affirme la
prostituée, sans que l’on sache finalement, si l’objectif est qu’il éjacule
plus tardivement ou bien qu’il ne comprenne pas. Dans un cas comme dans
l’autre, c’est la notion même d’aboutissement, de réponse, de dernier mot,
qu’il s’agit de révoquer.
A toute révélation philosophique, il faut
l’onde traumatique d’un « noochoc », quelle que soit son origine
(heureusement cette onde n’est pas le monopole des expertes japonaises dans l'art de jouir). On ne
peut pas penser tant qu’on n’est pas dérangé, choqué, déstabilisé et on peut
l’être très voluptueusement, « Spinoza soit loué ». Ce passage de
l’œuvre de Murakami n’est donc pas seulement humoristique. Il se pourrait même
qu’il ne le soit pas du tout et qu’au fil des éclats de rire irrépressibles qui
peuvent nous saisir à la lecture, nous nous sentions finalement gagnés par la
crise de bonne humeur communicative d’une vraie leçon de Philosophie.