dimanche 1 novembre 2020

Le métier d'enseignant: libérer des puissances d'agir

 


Je me permets de considérer cette séance comme la tentative de justification d’un hommage à Samuel Paty que j’aimerai ne pas situer exclusivement, dans sa dimension institutionnelle, notamment parce que sa mort a été causée par l’exercice quotidien de deux qualités qui, à la lecture des témoignages que l’on peut lire sur lui,  semblent faire partie intégrante de sa façon d’être, du style qu’il a souhaité donné à son existence: à savoir un plaisir authentique  d’enseigner et de pratiquer l’humour. Tout ce qui suit est donc motivé d’abord par un droit à la subjectivité que je me suis exceptionnellement donné pour évoquer l’existence d’une personne que je n’ai jamais croisée et à laquelle l’institution dont je ne suis qu’un agent me demande de partager l’hommage avec mes élèves. 

C’est une démarche qui n’est pas nouvelle et que nous avons toutes et tous déjà pratiquée, notamment après les attentats de Charlie Hebdo: rendre hommage à une ou plusieurs personnes qui se sont trouvés dans une telle situation que leur mort est porteuse de sens. Il n’y a aucun doute sur ce point: l’éducation nationale a RAISON de nous demander de partager avec vous cette célébration. Mais nous savons bien que tout cérémonial d’hommage est animé d’une motivation qu’on pourrait qualifier d’objectivement suspecte: celle de l’injonction admirative aveugle et systématique. Placé bien contre son gré sous les projecteurs de la célébrité, Samuel Paty n’était aucunement voué à devenir ce qu’il est aujourd’hui: un symbole de la lutte contre un obscurantisme arriéré et violent. Alors de deux choses l’une: soit nous rendons symboliquement hommage à un homme qui doit à son meurtre le fait d’avoir été élevé au rang de symbole, sans jamais dépasser cette dimension purement symbolique, soit nous essayons d’affûter un peu notre regard en tentant vraiment de le connaître davantage et peut-être aussi de comprendre pourquoi ce qui est arrivé est arrivé et en quoi cet évènement fait signe d’une certaine façon de considérer sa pratique d’enseignant et de lui donner, plus et mieux que toute autre, du Sens, étant entendu que ce sens a partie liée avec la nation française. C’est évidemment cette deuxième option que j’ai choisie.

     


                    Il n’est pas évident de créer pour autrui les conditions à même de susciter l’attention à la vie d’une tierce personne, a fortiori quand il s’agit d’une « consigne », et que l’on n’a pas connu cette personne. Mais ce qui, à mon sens rend aujourd’hui possible et peut-être légitime cette tentative, c’est que la dimension « extra-ordinaire » (au sens littéral) de la mort de Samuel Paty ne fait que conclure la vie très ordinaire d’un enseignant du secondaire, confronté à des problèmes que la plupart d’entre nous connaissons depuis longtemps et auxquels il s’est appliqué de façon simple, intègre, humble, exemplaire, mais plus que toute autre chose: « EFFICACE ».  Samuel Paty était, sans aucun doute ce que les élèves ont l’habitude d’appeler « un bon prof ». 
 Et là évidemment une question se pose à chacune et à chacun: est-ce parce qu’il est mort qu’il a reçu la légion d’honneur? La réponse est évidemment « oui ». Est-ce parce qu’il faut lui rendre « unanimement » hommage que je me permets d’affirmer qu’il était « un bon prof »? Non, c’est parce que j’ai lu de nombreux articles contenant des témoignages sur sa pratique d’enseignant dont celui-ci qui vient de l’une de ses collègues, Madame Monique Walter: « Samuel avait un bon contact avec les élèves. Il s’impliquait beaucoup, avait toujours des projets avec eux, il organisait, par exemple, des représentations au sein même de l’établissement: il avait ainsi fait venir des comédiens pour jouer un spectacle sur le moyen-âge: il faisait aussi participer ses élèves puisqu’il imaginait des ateliers créatifs autour de moments historiques. » Un autre témoignage cette fois-ci de l’une de ses élèves Marie. Elle se souvient d’un enseignant passionné par son métier: « Contrairement aux autres, il ne récitait pas seulement son cours, il essayait toujours d’illustrer son propos avec des images et des vidéos, pour nous toucher davantage. » C’est le première fois de sa vie qu’un prof est parvenu à l’intéresser à l’histoire. Il était même drôle. Il gardait toujours une petite blague à nous raconter à la fin de chaque cours. »

Ce que nous commençons à comprendre en lisant ces témoignages qui ne peuvent pas être dictés par le simple devoir de « rendre hommage » à la mémoire d’une personne, c’est qu’il serait vraiment dommage de rater ce que fût la vie de Samuel Paty, simplement parce que nous sommes tenus de célébrer institutionnellement sa mort, et cela précisément parce qu’il fait partie des enseignants qui ont parfaitement compris qu’enseigner est une rencontre avant d’être une mission. 

  

Nous savons tous cela mais l’occasion nous est donnée par ce drame de le préciser, de l’affirmer peut-être de façon un peu plus forte, un peu plus argumentée, un peu plus assumée. L’institution nous donne un cadre, un « devoir », une mission, des structures sans lesquelles enseigner ne sera pas possible, mais ce que l’enseignant apporte en étant présent, c’est ce qu’il faut bien appeler un élan, une puissance, une « envie », un mouvement, un dynamisme. La libération de cette puissance ne peut pas être d’emprunt ou d’apparat, tout simplement parce qu’on ne peut pas faire semblant « d’être là ». Qu’est-ce qu’un enseignant, en fait ? Pourquoi a-t-il été, lui, et pas un autre désigné, pointé du doigt par la bêtise en tant que victime idéale et expiatoire d’un « mot d’ordre », d’une Fatwa, « c’est-à-dire d’un décret de condamnation sur un point de religion ». Pourquoi est-ce lui qui a été assassiné par un simple agent d’exécution obéissant aux ordres, lui dont le métier consistait précisément à libérer des puissances d’agir? Parce qu’il a exercé son métier dans la pleine conscience de ce qu’enseigner « est ». « Libérer des puissances d’agir »: c’est une définition très spinoziste de l’enseignement que nous allons d’ailleurs approfondir et qui explique non seulement la tentative d’assassinat du philosophe, son excommunication (herem) par la communauté juive d’Amsterdam mais aussi aujourd’hui l’exécution de Samuel Paty et pas celle d’un autre.

C’est à ce niveau là qu’il s’agit de situer cette mort, c’est-à-dire que la brutalité de l’évènement nous met en demeure de faire effort de vérité, au sens de parrhèsia, de la parole de sincérité, de franchise. La parrhèsia c’est un « dire-vrai » qui s’oppose aux formules hypocrites, dictées seulement par les circonstances. Rendre authentiquement hommage à Samuel Paty, c’est relayer la nature exacte de son effort, de son style d’enseignement , lequel sans aucun doute possible fut imprégné  par son style d’existence, par des choix de vie, par des expériences qu’il a traversées et dans le creuset desquelles une voie s’est peu à peu structurée, ce qu’on appelle une vie, en fait.

  


                    
Qu’un autre homme se soit senti investi du devoir de mettre fin à cette vie est suffisamment important pour que nous nous efforcions de comprendre la différence qui a créé ce différend et ce jusqu’à la mort. Et cette différence est assez simple en fait: le meurtrier est l’agent d’un pouvoir, Samuel Paty est un libérateur de puissance. Quelle est la différence entre un pouvoir et une puissance? Le pouvoir est « décrété », il est une force de contrainte justifiée par une croyance hiérarchique en un supérieur. Le pouvoir c’est la transcendance. Etre l’agent d’un pouvoir, c’est se situer soi-même comme l’inférieur d’un niveau supérieur auquel on doit obéissance. La puissance, au contraire,  est naturelle, elle se libère plus qu’elle ne se décrète. On peut être conducteur de puissance, se laisser traverser par elle, mais sa libération est assez mystérieuse. On perçoit bien que la proximité avec certaines personnes nous stimule, nous donne de la pêche parce qu’elle parvienne à diffuser autour d’elle un climat qui nous permet d’oublier des complexes, des effets d’auto-censure éventuels, des culpabilités anciennes et tenaces. Nous ne savons pas bien comment des puissances peuvent se rencontrer, s’adjoindre, se stimuler mutuellement mais nous savons intuitivement qu’elles le font, alors que le pouvoir crée et impose de toutes pièces son autorité, ce qui fait tout à la fois sa force et sa fragilité, parce qu’un pouvoir ne s’exerce qu’à partir d’une autorité décrétée alors qu’une puissance s’effectue naturellement, comme un potentiel se libère spontanément de lui-même. La puissance, c’est l’immanence, c’est le charme d’une personne qui nous séduit précisément parce qu’elle ne cherche pas à être « séductrice » et qu’elle devient par là même séduisante, à son insu.

Quand le criminel publie le message suivant: « A Macron, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Mahomet », la nature de son acte ne fait aucun doute: on y voit la marque explicite d’une soumission inconditionnelle à un pouvoir. Moi subalterne d’un  « chef » j’envoie au chef d’une autre faction le message attestant du meurtre de son subalterne qui a osé rabaissé son « chef ». Tout n’est ici qu’affaire de « niveaux », de rangs, de supérieurs et d’inférieurs. C’est en tant que serviteur qu’on agit parce qu’on est un agent. Et plus on agit violemment plus on manifeste clairement qu’on n’agit servilement, tête baissée, dans tous les sens de ce terme.

Mais pourquoi Samuel Paty et pas un autre? Au-delà des circonstances particulières tenant à ce collège, à cette ville en particulier, il existe une raison qui doit nous interpeler parce qu’elle pointe une distinction porteuse de sens. Il y a des professeurs et des enseignants. Comme le nom l’indique, le professeur professe, c’est-à-dire déclare, proclame,  revendique hautement son statut de savant et énonce des « vérités », des cours qu’il n’est question pour l’élève que de retenir pour s’élever. C’est une profession que l’on pratique en tant que l’on y exerce un pouvoir et ce pouvoir permet au professeur de se réclamer de l’autorité d’une communauté pour désigner lesquels de ces élèves peuvent être intégrés ou exclus de la dite communauté.

 

Il y a de l’autre côté des enseignants, c’est-à-dire des personnes qui « en-signent », qui émettent des signes dotés de la capacité à libérer des puissances d’agir, et comme le dit Gilles Deleuze, ce processus là contrairement au travail du professeur est très, très mystérieux: « On ne sait jamais comment quelqu’un apprend ; mais, de quelque manière qu’il apprenne, c’est toujours par l’intermédiaire de signes, en perdant son temps, et non par l’assimilation de contenus objectifs. Qui sait comment un écolier devient tout d’un coup « bon en latin », quels signes (silencieux, clandestins, indétectables) lui ont servi d’apprentissage ? Nous n’apprenons jamais dans les dictionnaires que nos maîtres ou nos parents nous prêtent »

Alexane, élève de Samuel Paty, évoque ce souvenir de Samuel Paty: « J’étais complètement perdue mais lui, c’était le genre de prof qui remarque vos aptitudes. Moi, il avait vu que j’avais une finesse manuelle, pratique, que je dessinais. On en a parlé, il m’a donné un conseil d’orientation que j’ai suivi . Si aujourd’hui, je suis étudiante en BTS biologie médicale, c’est aussi grâce à lui ». Il est difficile de trouver une meilleure illustration de cette définition authentique de l’enseignant: « libérer des puissances d’agir » par un effort combiné d’attention et d’émission de signes.

Il existe donc, dans l’éducation nationale, des professeurs qui professent et des enseignants qui en-signent, qui libèrent des puissances d’agir et qui d’ailleurs se libèrent eux-mêmes en tant que puissance d’agir par cette activité. Pratiquer cet enseignement là, c’est se payer immédiatement, sans intermédiaire, parce qu’aucun enseignant ne peut connaître de satisfaction plus forte, plus intense, plus « vraie » que celle-là. Ce n’est pas du donnant/donnant, c’est du « gagnant/gagnant ». Personne ne peut perdre dans cette pratique là mais apparemment on peut mourir, ou s’y faire tuer par des agents d’un pouvoir qui n’ont pas pu ou peut-être pas voulu réaliser qu’ils sont eux aussi d’abord des puissances d’agir avant d’être les serviteurs dévoués et soumis aveuglément à une cause.

Face à un professeur professant, le fanatique est en terre de reconnaissance: deux professions de foi s’affrontent mais sans réellement s’opposer parce que les deux s’imposent hiérarchiquement, comme deux pouvoirs qui tout en se réclamant d’autorités adverses ne contestent pas la notion transcendante d’autorité. On est en droit de penser qu’une fatwa n’aurait pas pu viser un « professeur » au sens que nous venons de définir parce que le professeur de l’éducation nationale aurait simplement affirmé les principes de la République sans pointer ce qui peut en eux favoriser la libération de nos puissances d’agir. Il ne s’agit pas seulement d’ânonner la légitimité de la liberté d’expression en contredisant dans la forme ce que l’on dit sur le fond, comme une sorte de mot d’ordre imposant la liberté. Ce serait un peu comme le photographe qui nous demande d’être naturel quand il nous prend en photo. La liberté d’expression ne peut pas être ce que l’on doit, sous la contrainte, retenir dans un cours, sous peine d’avoir 0, c’est le fond à partir duquel ce cours existe, dans une législation qui rend possible et effectif qu’il existe. La liberté d’expression qui est garantie dans nos institutions françaises, ce n’est pas ce qui est dit dans un cours, c’est le fait même que le cours « soit », que l’enseignant « soit » et qu’en enseignant il parvienne à faire en sorte que l’élève lui-même soit davantage, parce qu’être n’est pas une alternative mais une efficience soumise à des variables intensives. C’est ça: Samuel Paty, un enseignant qui a parfaitement saisi sa puissance en-deçà de son pouvoir, c’est-dire qui a su émettre avec beaucoup de justesse, de subtilité, de tact, une qualité de présence et d’attention à ses élèves susceptible de libérer en chacune et en chacun d’entre eux leur capacité à s’individuer, à devenir ce qu’ils sont.


                
« Le pouvoir est toujours d’emprunt » comme dit excellemment Frédéric Lordon commentant Spinoza, ce qui signifie que la puissance, elle, est toujours et exclusivement « de plein droit ». Qu’un enseignant enseigne est donc plus dangereux pour le pouvoir, et même pourrait-on dire pour tout pouvoir (y compris celui de l’institution dont il est l’agent), qu’un professeur qui professe, lequel ne fait que rajouter un cran supplémentaire à tous les processus de capture et de détournement de la puissance  par des pouvoirs, par des religions, par des institutions.

Nous saisissons ainsi parfaitement ce qui se joue de notre manière de répondre ou pas à ce meurtre. Invoquer des motifs de vengeance ou de répression contre tel ou tel serait trahir non pas seulement la nature même de l’implication de Samuel Paty dans son métier mais aussi plus simplement sa vie, le style de sa vie, cette extrême justesse dans l’imbrication d’une vie et d’une pratique, dans ce jeu de coïncidences qui lui a permis d’exister dans sa profession sans tomber dans ce vice de procédure qui consiste à professer pour vivre. Rien ne serait pire ici que de partir en guerre ou de multiplier les effets d’annonce. Il convient de ne pas oublier que nous sommes passés très prêts de ne jamais connaître Samuel Paty, et je préciserai même de le « rencontrer », au sens que Gilles Deleuze donne à ce terme. Si nous pouvons dire que cela aurait été dommage, nous ne devons jamais négliger que cela aurait aussi été mieux pour lui, parce qu’il aurait pu continuer à enseigner et qu’il aurait tout aussi bien vécu sans légion d’honneur, investi qu’il était d’une dignité bien plus secrète bien plus clandestine mais bien plus « juste » aussi parce qu’à l’aplomb exact de ce qu’il fût. Peut-être nous appartient-il, chacune et chacun à notre manière, de dépasser le seuil, imposé institutionnellement comme un devoir, de l’hommage posthume, pour continuer de tisser silencieusement et anonymement cette toile de « l’en-signement », exactement comme la toile de Pénélope qui défait la nuit ce qu’elle a fait le jour  parce que nous savons bien que ce métier exigeant ne fait pas partie de ceux qui se satisfont à la vue d’un supposé « produit fini ». (De quel produit fini pourrait-il bien s'agir?) Il est donc pour nous moins question d’honorer spectaculairement sa mémoire que de penser à lui en travaillant nos pratiques, en ne désespérant jamais de la rencontre avec nos élèves, de leur désir avoué ou caché de se libérer des rabatteurs de passions tristes et des appels à la vengeance ou à la guerre sainte, de leur capacité à libérer leur puissance d’agir.

  


                
C’est dans cette perspective que je souhaiterai voir, pour ma part, davantage imprégnée de l’esprit de suite plutôt que de « l’esprit de sérieux » qu’il me semble opportun d’écouter ensemble la chanson du groupe U2, celle-là même que sa famille avait choisi pour l’hommage national. Les paroles de cette chanson sont à écouter avec attention parce que, même si la situation n’a rien à voir avec celle du métier d’enseignant, elle exprime exactement le fond de cette affaire qu’enseigner « est », à savoir qu’un « prof », ça n’est ni plus ni moins qu’une heureuse rencontre, qu’une personne qui n’a pas à se forcer beaucoup pour libérer le plus d’attention possible à des personnes que l’institution lui rend « proches » et qui émet à leur intention, parce qu’il sait que cela lui sera rendu, le flux d’une puissance émancipatrice et individuante, ce qui caractérise exactement le contraire de l’attitude individualiste. 

Si la puissance est de plein droit alors que les pouvoirs sont toujours d’emprunt, c’est parce que la puissance est UNE et que les pouvoirs sont toujours des détournements, des effets de manche et de représentation, des captures artificielles et intéressées. Il ne faut pas désespérer de la capacité des hommes, de tous les hommes, à réaliser un jour qu’aucun pouvoir ne tient son autorité d’une autre souveraineté que de la leur, et seulement de la leur. C’est cette résistance au désespoir qui constitue en dernière instance la puissance d’agir de l’enseignant et c’est aussi cette puissance UNE et vraiment indivisible que chante Bono.

Nous sommes « UN » mais nous ne sommes pas les mêmes. 

On peut se porter l’un l’autre, on peut se porter l’un l’autre

UN





dimanche 28 juin 2020

L'autorité sans charisme

             
                  Nous sommes nombreux à avoir assisté un peu médusés à cette étrange « réunion de travail » durant laquelle un président en bras de chemise exprime avec une évidente auto-satisfaction des annonces vagues, des métaphores creuses et des références surprenantes devant un parterre de courtisans attentifs et consciencieux dont on imagine sans peine les notations assidues:
- Penser à acheter un tigre et une selle
- Aller chercher des croque-monsieur dans « la cale »
- Réfléchir à des représentations sans public, à des livres sans lecteurs, à une radio sans auditeurs, à du cinéma sans spectateurs…Et pourquoi pas à un président sans administrés?
          
Un ami historien avec lequel j’évoquai cette prestation me rappela à cette occasion le discours du Général de Gaulle à la maison de la culture de Bourges: « la culture domine tout. Elle est la condition sine qua non de la civilisation d’aujourd’hui comme elle le fut de celle d’hier et comme elle le sera de celle de demain. » C’est beau, ça suit un rythme ternaire, comme à peu prés tous les discours du général de Gaulle et comme la plupart d’entre eux (si l’on met à part l’appel du 18 juin, mais il ne l’a pas prononcé en tant que président) ça ne veut strictement rien dire du tout, ça ne dessine aucun cap, ça ne laisse aucunement présager du moindre cahier des charges.
        Je ne sous-estime pas le scandale de ma confession quand je vous aurai avoué que les discours du Général de Gaulle me plongent le plus souvent dans un ennui profond, un peu consterné devant l’admiration qu’ils suscitent dans certains milieux. Il est des personnes qui vous disent: « J’ai toujours été gaulliste! »  Et on a envie de répondre: « Oui moi aussi mais c’était juste avant que je comprenne la différence entre dire et parler. »  Les grands gestes, les trémolos, les envolées lyriques bien scandées , le style ampoulé, les postures avantageuses, au bout d’un moment ça ne fait pas tout et surtout ça ne cache pas le manque cruel de « fond ». La référence de cet ami consistait à suggérer que le rôle des allocutions d’un président de la 5e République n’est peut-être pas de « nous dire des choses », surtout, surtout quand il s’agit de culture. De ce point de vue, le sourire en coin de notre président est très éloquent: « Ah! Vous allez voir ce que vous allez voir on a pas fait une classe prépa Lettres pour rien: première partie: le tigre, 2e partie: la cale avec le croque-monsieur de Robinson Crusoé (Cherchez pas!) 3e partie: les choses concrètes, sauf que de choses concrètes en l’occurence: Nada! Lisse et creux  comme une intervention de Bernard Henri Lévy à l’heure des pros! Le silence éternel des espaces infinis qui nous effraient plus des masses, en fait!
          
Dans « La société contre l’Etat », Pierre Clastres revient sur les trois conditions qui selon R. Lowie définissaient le rôle du chef dans certaines sociétés tribales d’Amérique du sud:
- Le chef est un faiseur de paix. Il occupe la fonction de médiateur
- Il doit être généreux et offrir ses biens
- Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie
        Ce qui intéresse Pierre Clastres dans l’intégralité de ce livre, c’est de dissocier le pouvoir et l’autorité car précisément, le point commun de toutes ces collectivités était de ne pas accorder la moindre autorité au chef. Finalement ce que les membres de la tribu attendait de leur « guide » c’était simplement d’être « un type bien », capable de concilier des partis opposés, de donner aux autres des biens qui lui appartenaient et de parler avec conviction, beauté, style. Par contre, il n’était absolument pas question qu’il décide de quoi que ce soit pour le groupe. Bref ce qu’on attendait de lui, c’est du charisme,  pas de trancher, ni de peser sur la vie individuelle des Nambikwara, des Tupinamba ou des Sherenté. Voilà ce que dit notamment Pierre Clastres des Toba du Chaco et des Trumai du Haut-Xingu: « ils ne prêtent pas trop attention au discours de leur leader qui parle ainsi dans l’indifférence générale, mais cela ne doit pas masquer l’amour des indiens pour la parole: un Chiriguano explique l’accession d’une femme à la chefferie en disant: « Son père lui a appris à bien parler! »
         
           Bref ce que les indiens attendent de leur chef c’est du charisme sans autorité et ce à quoi nous sommes voués, nous, dans nos sociétés modernes, occidentales, c’est exactement à l’inverse: « de l’autorité sans charisme », de l’autorité qui fonctionne à vide parce que ce discours débouche concrètement sur quoi?  Comme de nombreuses personnes l’ont fait remarquer: à des annonces importantes pour le cinéma, mais rigoureusement à rien de nouveau pour le spectacle vivant, pour le théâtre, la musique, la chanson, et surtout à rien pour les intérimaires du spectacle qui sont pourtant les vrais perdants du confinement (aux dernières nouvelles Omar Sy et Catherine Deneuve se portaient plutôt bien).
            Nous avons assisté à un exercice de style sans style, à des paroles absconses dans les espaces confinés d’un petit salon Elyséen qui va bien et qui ne gênerait pas s’il avait au moins l’élégance propre à ces chefferies des sociétés tribales de l’Amérique du Sud de ne pas prétendre  à l’exercice de la moindre autorité.
  
Super chemise, au fait!