dimanche 1 novembre 2020

Le métier d'enseignant: libérer des puissances d'agir

 


Je me permets de considérer cette séance comme la tentative de justification d’un hommage à Samuel Paty que j’aimerai ne pas situer exclusivement, dans sa dimension institutionnelle, notamment parce que sa mort a été causée par l’exercice quotidien de deux qualités qui, à la lecture des témoignages que l’on peut lire sur lui,  semblent faire partie intégrante de sa façon d’être, du style qu’il a souhaité donné à son existence: à savoir un plaisir authentique  d’enseigner et de pratiquer l’humour. Tout ce qui suit est donc motivé d’abord par un droit à la subjectivité que je me suis exceptionnellement donné pour évoquer l’existence d’une personne que je n’ai jamais croisée et à laquelle l’institution dont je ne suis qu’un agent me demande de partager l’hommage avec mes élèves. 

C’est une démarche qui n’est pas nouvelle et que nous avons toutes et tous déjà pratiquée, notamment après les attentats de Charlie Hebdo: rendre hommage à une ou plusieurs personnes qui se sont trouvés dans une telle situation que leur mort est porteuse de sens. Il n’y a aucun doute sur ce point: l’éducation nationale a RAISON de nous demander de partager avec vous cette célébration. Mais nous savons bien que tout cérémonial d’hommage est animé d’une motivation qu’on pourrait qualifier d’objectivement suspecte: celle de l’injonction admirative aveugle et systématique. Placé bien contre son gré sous les projecteurs de la célébrité, Samuel Paty n’était aucunement voué à devenir ce qu’il est aujourd’hui: un symbole de la lutte contre un obscurantisme arriéré et violent. Alors de deux choses l’une: soit nous rendons symboliquement hommage à un homme qui doit à son meurtre le fait d’avoir été élevé au rang de symbole, sans jamais dépasser cette dimension purement symbolique, soit nous essayons d’affûter un peu notre regard en tentant vraiment de le connaître davantage et peut-être aussi de comprendre pourquoi ce qui est arrivé est arrivé et en quoi cet évènement fait signe d’une certaine façon de considérer sa pratique d’enseignant et de lui donner, plus et mieux que toute autre, du Sens, étant entendu que ce sens a partie liée avec la nation française. C’est évidemment cette deuxième option que j’ai choisie.

     


                    Il n’est pas évident de créer pour autrui les conditions à même de susciter l’attention à la vie d’une tierce personne, a fortiori quand il s’agit d’une « consigne », et que l’on n’a pas connu cette personne. Mais ce qui, à mon sens rend aujourd’hui possible et peut-être légitime cette tentative, c’est que la dimension « extra-ordinaire » (au sens littéral) de la mort de Samuel Paty ne fait que conclure la vie très ordinaire d’un enseignant du secondaire, confronté à des problèmes que la plupart d’entre nous connaissons depuis longtemps et auxquels il s’est appliqué de façon simple, intègre, humble, exemplaire, mais plus que toute autre chose: « EFFICACE ».  Samuel Paty était, sans aucun doute ce que les élèves ont l’habitude d’appeler « un bon prof ». 
 Et là évidemment une question se pose à chacune et à chacun: est-ce parce qu’il est mort qu’il a reçu la légion d’honneur? La réponse est évidemment « oui ». Est-ce parce qu’il faut lui rendre « unanimement » hommage que je me permets d’affirmer qu’il était « un bon prof »? Non, c’est parce que j’ai lu de nombreux articles contenant des témoignages sur sa pratique d’enseignant dont celui-ci qui vient de l’une de ses collègues, Madame Monique Walter: « Samuel avait un bon contact avec les élèves. Il s’impliquait beaucoup, avait toujours des projets avec eux, il organisait, par exemple, des représentations au sein même de l’établissement: il avait ainsi fait venir des comédiens pour jouer un spectacle sur le moyen-âge: il faisait aussi participer ses élèves puisqu’il imaginait des ateliers créatifs autour de moments historiques. » Un autre témoignage cette fois-ci de l’une de ses élèves Marie. Elle se souvient d’un enseignant passionné par son métier: « Contrairement aux autres, il ne récitait pas seulement son cours, il essayait toujours d’illustrer son propos avec des images et des vidéos, pour nous toucher davantage. » C’est le première fois de sa vie qu’un prof est parvenu à l’intéresser à l’histoire. Il était même drôle. Il gardait toujours une petite blague à nous raconter à la fin de chaque cours. »

Ce que nous commençons à comprendre en lisant ces témoignages qui ne peuvent pas être dictés par le simple devoir de « rendre hommage » à la mémoire d’une personne, c’est qu’il serait vraiment dommage de rater ce que fût la vie de Samuel Paty, simplement parce que nous sommes tenus de célébrer institutionnellement sa mort, et cela précisément parce qu’il fait partie des enseignants qui ont parfaitement compris qu’enseigner est une rencontre avant d’être une mission. 

  

Nous savons tous cela mais l’occasion nous est donnée par ce drame de le préciser, de l’affirmer peut-être de façon un peu plus forte, un peu plus argumentée, un peu plus assumée. L’institution nous donne un cadre, un « devoir », une mission, des structures sans lesquelles enseigner ne sera pas possible, mais ce que l’enseignant apporte en étant présent, c’est ce qu’il faut bien appeler un élan, une puissance, une « envie », un mouvement, un dynamisme. La libération de cette puissance ne peut pas être d’emprunt ou d’apparat, tout simplement parce qu’on ne peut pas faire semblant « d’être là ». Qu’est-ce qu’un enseignant, en fait ? Pourquoi a-t-il été, lui, et pas un autre désigné, pointé du doigt par la bêtise en tant que victime idéale et expiatoire d’un « mot d’ordre », d’une Fatwa, « c’est-à-dire d’un décret de condamnation sur un point de religion ». Pourquoi est-ce lui qui a été assassiné par un simple agent d’exécution obéissant aux ordres, lui dont le métier consistait précisément à libérer des puissances d’agir? Parce qu’il a exercé son métier dans la pleine conscience de ce qu’enseigner « est ». « Libérer des puissances d’agir »: c’est une définition très spinoziste de l’enseignement que nous allons d’ailleurs approfondir et qui explique non seulement la tentative d’assassinat du philosophe, son excommunication (herem) par la communauté juive d’Amsterdam mais aussi aujourd’hui l’exécution de Samuel Paty et pas celle d’un autre.

C’est à ce niveau là qu’il s’agit de situer cette mort, c’est-à-dire que la brutalité de l’évènement nous met en demeure de faire effort de vérité, au sens de parrhèsia, de la parole de sincérité, de franchise. La parrhèsia c’est un « dire-vrai » qui s’oppose aux formules hypocrites, dictées seulement par les circonstances. Rendre authentiquement hommage à Samuel Paty, c’est relayer la nature exacte de son effort, de son style d’enseignement , lequel sans aucun doute possible fut imprégné  par son style d’existence, par des choix de vie, par des expériences qu’il a traversées et dans le creuset desquelles une voie s’est peu à peu structurée, ce qu’on appelle une vie, en fait.

  


                    
Qu’un autre homme se soit senti investi du devoir de mettre fin à cette vie est suffisamment important pour que nous nous efforcions de comprendre la différence qui a créé ce différend et ce jusqu’à la mort. Et cette différence est assez simple en fait: le meurtrier est l’agent d’un pouvoir, Samuel Paty est un libérateur de puissance. Quelle est la différence entre un pouvoir et une puissance? Le pouvoir est « décrété », il est une force de contrainte justifiée par une croyance hiérarchique en un supérieur. Le pouvoir c’est la transcendance. Etre l’agent d’un pouvoir, c’est se situer soi-même comme l’inférieur d’un niveau supérieur auquel on doit obéissance. La puissance, au contraire,  est naturelle, elle se libère plus qu’elle ne se décrète. On peut être conducteur de puissance, se laisser traverser par elle, mais sa libération est assez mystérieuse. On perçoit bien que la proximité avec certaines personnes nous stimule, nous donne de la pêche parce qu’elle parvienne à diffuser autour d’elle un climat qui nous permet d’oublier des complexes, des effets d’auto-censure éventuels, des culpabilités anciennes et tenaces. Nous ne savons pas bien comment des puissances peuvent se rencontrer, s’adjoindre, se stimuler mutuellement mais nous savons intuitivement qu’elles le font, alors que le pouvoir crée et impose de toutes pièces son autorité, ce qui fait tout à la fois sa force et sa fragilité, parce qu’un pouvoir ne s’exerce qu’à partir d’une autorité décrétée alors qu’une puissance s’effectue naturellement, comme un potentiel se libère spontanément de lui-même. La puissance, c’est l’immanence, c’est le charme d’une personne qui nous séduit précisément parce qu’elle ne cherche pas à être « séductrice » et qu’elle devient par là même séduisante, à son insu.

Quand le criminel publie le message suivant: « A Macron, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Mahomet », la nature de son acte ne fait aucun doute: on y voit la marque explicite d’une soumission inconditionnelle à un pouvoir. Moi subalterne d’un  « chef » j’envoie au chef d’une autre faction le message attestant du meurtre de son subalterne qui a osé rabaissé son « chef ». Tout n’est ici qu’affaire de « niveaux », de rangs, de supérieurs et d’inférieurs. C’est en tant que serviteur qu’on agit parce qu’on est un agent. Et plus on agit violemment plus on manifeste clairement qu’on n’agit servilement, tête baissée, dans tous les sens de ce terme.

Mais pourquoi Samuel Paty et pas un autre? Au-delà des circonstances particulières tenant à ce collège, à cette ville en particulier, il existe une raison qui doit nous interpeler parce qu’elle pointe une distinction porteuse de sens. Il y a des professeurs et des enseignants. Comme le nom l’indique, le professeur professe, c’est-à-dire déclare, proclame,  revendique hautement son statut de savant et énonce des « vérités », des cours qu’il n’est question pour l’élève que de retenir pour s’élever. C’est une profession que l’on pratique en tant que l’on y exerce un pouvoir et ce pouvoir permet au professeur de se réclamer de l’autorité d’une communauté pour désigner lesquels de ces élèves peuvent être intégrés ou exclus de la dite communauté.

 

Il y a de l’autre côté des enseignants, c’est-à-dire des personnes qui « en-signent », qui émettent des signes dotés de la capacité à libérer des puissances d’agir, et comme le dit Gilles Deleuze, ce processus là contrairement au travail du professeur est très, très mystérieux: « On ne sait jamais comment quelqu’un apprend ; mais, de quelque manière qu’il apprenne, c’est toujours par l’intermédiaire de signes, en perdant son temps, et non par l’assimilation de contenus objectifs. Qui sait comment un écolier devient tout d’un coup « bon en latin », quels signes (silencieux, clandestins, indétectables) lui ont servi d’apprentissage ? Nous n’apprenons jamais dans les dictionnaires que nos maîtres ou nos parents nous prêtent »

Alexane, élève de Samuel Paty, évoque ce souvenir de Samuel Paty: « J’étais complètement perdue mais lui, c’était le genre de prof qui remarque vos aptitudes. Moi, il avait vu que j’avais une finesse manuelle, pratique, que je dessinais. On en a parlé, il m’a donné un conseil d’orientation que j’ai suivi . Si aujourd’hui, je suis étudiante en BTS biologie médicale, c’est aussi grâce à lui ». Il est difficile de trouver une meilleure illustration de cette définition authentique de l’enseignant: « libérer des puissances d’agir » par un effort combiné d’attention et d’émission de signes.

Il existe donc, dans l’éducation nationale, des professeurs qui professent et des enseignants qui en-signent, qui libèrent des puissances d’agir et qui d’ailleurs se libèrent eux-mêmes en tant que puissance d’agir par cette activité. Pratiquer cet enseignement là, c’est se payer immédiatement, sans intermédiaire, parce qu’aucun enseignant ne peut connaître de satisfaction plus forte, plus intense, plus « vraie » que celle-là. Ce n’est pas du donnant/donnant, c’est du « gagnant/gagnant ». Personne ne peut perdre dans cette pratique là mais apparemment on peut mourir, ou s’y faire tuer par des agents d’un pouvoir qui n’ont pas pu ou peut-être pas voulu réaliser qu’ils sont eux aussi d’abord des puissances d’agir avant d’être les serviteurs dévoués et soumis aveuglément à une cause.

Face à un professeur professant, le fanatique est en terre de reconnaissance: deux professions de foi s’affrontent mais sans réellement s’opposer parce que les deux s’imposent hiérarchiquement, comme deux pouvoirs qui tout en se réclamant d’autorités adverses ne contestent pas la notion transcendante d’autorité. On est en droit de penser qu’une fatwa n’aurait pas pu viser un « professeur » au sens que nous venons de définir parce que le professeur de l’éducation nationale aurait simplement affirmé les principes de la République sans pointer ce qui peut en eux favoriser la libération de nos puissances d’agir. Il ne s’agit pas seulement d’ânonner la légitimité de la liberté d’expression en contredisant dans la forme ce que l’on dit sur le fond, comme une sorte de mot d’ordre imposant la liberté. Ce serait un peu comme le photographe qui nous demande d’être naturel quand il nous prend en photo. La liberté d’expression ne peut pas être ce que l’on doit, sous la contrainte, retenir dans un cours, sous peine d’avoir 0, c’est le fond à partir duquel ce cours existe, dans une législation qui rend possible et effectif qu’il existe. La liberté d’expression qui est garantie dans nos institutions françaises, ce n’est pas ce qui est dit dans un cours, c’est le fait même que le cours « soit », que l’enseignant « soit » et qu’en enseignant il parvienne à faire en sorte que l’élève lui-même soit davantage, parce qu’être n’est pas une alternative mais une efficience soumise à des variables intensives. C’est ça: Samuel Paty, un enseignant qui a parfaitement saisi sa puissance en-deçà de son pouvoir, c’est-dire qui a su émettre avec beaucoup de justesse, de subtilité, de tact, une qualité de présence et d’attention à ses élèves susceptible de libérer en chacune et en chacun d’entre eux leur capacité à s’individuer, à devenir ce qu’ils sont.


                
« Le pouvoir est toujours d’emprunt » comme dit excellemment Frédéric Lordon commentant Spinoza, ce qui signifie que la puissance, elle, est toujours et exclusivement « de plein droit ». Qu’un enseignant enseigne est donc plus dangereux pour le pouvoir, et même pourrait-on dire pour tout pouvoir (y compris celui de l’institution dont il est l’agent), qu’un professeur qui professe, lequel ne fait que rajouter un cran supplémentaire à tous les processus de capture et de détournement de la puissance  par des pouvoirs, par des religions, par des institutions.

Nous saisissons ainsi parfaitement ce qui se joue de notre manière de répondre ou pas à ce meurtre. Invoquer des motifs de vengeance ou de répression contre tel ou tel serait trahir non pas seulement la nature même de l’implication de Samuel Paty dans son métier mais aussi plus simplement sa vie, le style de sa vie, cette extrême justesse dans l’imbrication d’une vie et d’une pratique, dans ce jeu de coïncidences qui lui a permis d’exister dans sa profession sans tomber dans ce vice de procédure qui consiste à professer pour vivre. Rien ne serait pire ici que de partir en guerre ou de multiplier les effets d’annonce. Il convient de ne pas oublier que nous sommes passés très prêts de ne jamais connaître Samuel Paty, et je préciserai même de le « rencontrer », au sens que Gilles Deleuze donne à ce terme. Si nous pouvons dire que cela aurait été dommage, nous ne devons jamais négliger que cela aurait aussi été mieux pour lui, parce qu’il aurait pu continuer à enseigner et qu’il aurait tout aussi bien vécu sans légion d’honneur, investi qu’il était d’une dignité bien plus secrète bien plus clandestine mais bien plus « juste » aussi parce qu’à l’aplomb exact de ce qu’il fût. Peut-être nous appartient-il, chacune et chacun à notre manière, de dépasser le seuil, imposé institutionnellement comme un devoir, de l’hommage posthume, pour continuer de tisser silencieusement et anonymement cette toile de « l’en-signement », exactement comme la toile de Pénélope qui défait la nuit ce qu’elle a fait le jour  parce que nous savons bien que ce métier exigeant ne fait pas partie de ceux qui se satisfont à la vue d’un supposé « produit fini ». (De quel produit fini pourrait-il bien s'agir?) Il est donc pour nous moins question d’honorer spectaculairement sa mémoire que de penser à lui en travaillant nos pratiques, en ne désespérant jamais de la rencontre avec nos élèves, de leur désir avoué ou caché de se libérer des rabatteurs de passions tristes et des appels à la vengeance ou à la guerre sainte, de leur capacité à libérer leur puissance d’agir.

  


                
C’est dans cette perspective que je souhaiterai voir, pour ma part, davantage imprégnée de l’esprit de suite plutôt que de « l’esprit de sérieux » qu’il me semble opportun d’écouter ensemble la chanson du groupe U2, celle-là même que sa famille avait choisi pour l’hommage national. Les paroles de cette chanson sont à écouter avec attention parce que, même si la situation n’a rien à voir avec celle du métier d’enseignant, elle exprime exactement le fond de cette affaire qu’enseigner « est », à savoir qu’un « prof », ça n’est ni plus ni moins qu’une heureuse rencontre, qu’une personne qui n’a pas à se forcer beaucoup pour libérer le plus d’attention possible à des personnes que l’institution lui rend « proches » et qui émet à leur intention, parce qu’il sait que cela lui sera rendu, le flux d’une puissance émancipatrice et individuante, ce qui caractérise exactement le contraire de l’attitude individualiste. 

Si la puissance est de plein droit alors que les pouvoirs sont toujours d’emprunt, c’est parce que la puissance est UNE et que les pouvoirs sont toujours des détournements, des effets de manche et de représentation, des captures artificielles et intéressées. Il ne faut pas désespérer de la capacité des hommes, de tous les hommes, à réaliser un jour qu’aucun pouvoir ne tient son autorité d’une autre souveraineté que de la leur, et seulement de la leur. C’est cette résistance au désespoir qui constitue en dernière instance la puissance d’agir de l’enseignant et c’est aussi cette puissance UNE et vraiment indivisible que chante Bono.

Nous sommes « UN » mais nous ne sommes pas les mêmes. 

On peut se porter l’un l’autre, on peut se porter l’un l’autre

UN





dimanche 28 juin 2020

L'autorité sans charisme

             
                  Nous sommes nombreux à avoir assisté un peu médusés à cette étrange « réunion de travail » durant laquelle un président en bras de chemise exprime avec une évidente auto-satisfaction des annonces vagues, des métaphores creuses et des références surprenantes devant un parterre de courtisans attentifs et consciencieux dont on imagine sans peine les notations assidues:
- Penser à acheter un tigre et une selle
- Aller chercher des croque-monsieur dans « la cale »
- Réfléchir à des représentations sans public, à des livres sans lecteurs, à une radio sans auditeurs, à du cinéma sans spectateurs…Et pourquoi pas à un président sans administrés?
          
Un ami historien avec lequel j’évoquai cette prestation me rappela à cette occasion le discours du Général de Gaulle à la maison de la culture de Bourges: « la culture domine tout. Elle est la condition sine qua non de la civilisation d’aujourd’hui comme elle le fut de celle d’hier et comme elle le sera de celle de demain. » C’est beau, ça suit un rythme ternaire, comme à peu prés tous les discours du général de Gaulle et comme la plupart d’entre eux (si l’on met à part l’appel du 18 juin, mais il ne l’a pas prononcé en tant que président) ça ne veut strictement rien dire du tout, ça ne dessine aucun cap, ça ne laisse aucunement présager du moindre cahier des charges.
        Je ne sous-estime pas le scandale de ma confession quand je vous aurai avoué que les discours du Général de Gaulle me plongent le plus souvent dans un ennui profond, un peu consterné devant l’admiration qu’ils suscitent dans certains milieux. Il est des personnes qui vous disent: « J’ai toujours été gaulliste! »  Et on a envie de répondre: « Oui moi aussi mais c’était juste avant que je comprenne la différence entre dire et parler. »  Les grands gestes, les trémolos, les envolées lyriques bien scandées , le style ampoulé, les postures avantageuses, au bout d’un moment ça ne fait pas tout et surtout ça ne cache pas le manque cruel de « fond ». La référence de cet ami consistait à suggérer que le rôle des allocutions d’un président de la 5e République n’est peut-être pas de « nous dire des choses », surtout, surtout quand il s’agit de culture. De ce point de vue, le sourire en coin de notre président est très éloquent: « Ah! Vous allez voir ce que vous allez voir on a pas fait une classe prépa Lettres pour rien: première partie: le tigre, 2e partie: la cale avec le croque-monsieur de Robinson Crusoé (Cherchez pas!) 3e partie: les choses concrètes, sauf que de choses concrètes en l’occurence: Nada! Lisse et creux  comme une intervention de Bernard Henri Lévy à l’heure des pros! Le silence éternel des espaces infinis qui nous effraient plus des masses, en fait!
          
Dans « La société contre l’Etat », Pierre Clastres revient sur les trois conditions qui selon R. Lowie définissaient le rôle du chef dans certaines sociétés tribales d’Amérique du sud:
- Le chef est un faiseur de paix. Il occupe la fonction de médiateur
- Il doit être généreux et offrir ses biens
- Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie
        Ce qui intéresse Pierre Clastres dans l’intégralité de ce livre, c’est de dissocier le pouvoir et l’autorité car précisément, le point commun de toutes ces collectivités était de ne pas accorder la moindre autorité au chef. Finalement ce que les membres de la tribu attendait de leur « guide » c’était simplement d’être « un type bien », capable de concilier des partis opposés, de donner aux autres des biens qui lui appartenaient et de parler avec conviction, beauté, style. Par contre, il n’était absolument pas question qu’il décide de quoi que ce soit pour le groupe. Bref ce qu’on attendait de lui, c’est du charisme,  pas de trancher, ni de peser sur la vie individuelle des Nambikwara, des Tupinamba ou des Sherenté. Voilà ce que dit notamment Pierre Clastres des Toba du Chaco et des Trumai du Haut-Xingu: « ils ne prêtent pas trop attention au discours de leur leader qui parle ainsi dans l’indifférence générale, mais cela ne doit pas masquer l’amour des indiens pour la parole: un Chiriguano explique l’accession d’une femme à la chefferie en disant: « Son père lui a appris à bien parler! »
         
           Bref ce que les indiens attendent de leur chef c’est du charisme sans autorité et ce à quoi nous sommes voués, nous, dans nos sociétés modernes, occidentales, c’est exactement à l’inverse: « de l’autorité sans charisme », de l’autorité qui fonctionne à vide parce que ce discours débouche concrètement sur quoi?  Comme de nombreuses personnes l’ont fait remarquer: à des annonces importantes pour le cinéma, mais rigoureusement à rien de nouveau pour le spectacle vivant, pour le théâtre, la musique, la chanson, et surtout à rien pour les intérimaires du spectacle qui sont pourtant les vrais perdants du confinement (aux dernières nouvelles Omar Sy et Catherine Deneuve se portaient plutôt bien).
            Nous avons assisté à un exercice de style sans style, à des paroles absconses dans les espaces confinés d’un petit salon Elyséen qui va bien et qui ne gênerait pas s’il avait au moins l’élégance propre à ces chefferies des sociétés tribales de l’Amérique du Sud de ne pas prétendre  à l’exercice de la moindre autorité.
  
Super chemise, au fait!

dimanche 29 septembre 2019

Greta Thunberg et l'adolescence

            Adolescent vient du latin « ad crescere » qui signifie « grandir vers ». Le mouvement lancé par Greta Thunberg « Friday for future » incitant les lycéennes et les lycéens à faire la grève des cours le vendredi ne peut se concevoir autrement que comme le suspens interrogatif de cette étymologie: « grandir vers quoi? » Il n’est finalement dans cette initiative pas question d’autre chose que de prendre les mots « à la lettre », c’est-à-dire dans la littéralité d’un instant donné au sein d’un monde donné. Jusque là, la question: « que veux-tu devenir plus tard? » appelait une réponse professionnelle: « quelle carrière veux-tu choisir? ». Greta Thunberg est une « adolescente », au sens le plus pur et le plus légitimé du terme, et elle recontextualise à bon escient un âge qu’elle assume avec une rare lucidité: l’adolescence n’est pas une condition, c’est un processus, et ce mouvement ne peut lui-même se considérer indépendamment d’une réalité climatique qui est elle aussi un « processus ». Cela signifie que la question: « que veux-tu être quand tu seras adulte? » repose sur un présupposé qui n’est plus viable aujourd’hui, à savoir que l’avenir d’un adolescent se déploierait au gré d’un dynamisme exclusivement sociétal, c’est-à-dire impulsé par le progrès d’une évolution technologique, médicale et institutionnelle constante.
       
En réalité, il nous est rigoureusement impossible d’exclure les devenirs dans lesquels nous consistons des devenirs qui oeuvrent au sein de processus climatiques évoluant sans contestation possible vers des déséquilibres et des situations incontrôlables. A toute personne suffisamment lucide pour réaliser cette évidence (mais cela suppose que cette personne soit capable de ramener son existence à un « phénomène », au sens le plus scientifique du terme), il apparaît clairement que l’avenir des adolescents d’aujourd’hui aura à se tisser dans le maillage chaotique de migrations humaines de plus en plus conséquentes, de partage de plus en plus problématique des ressources planétaires, de transformations drastiques de ce qu’une société peut garantir à un citoyen (il suffit pour cela de prêter attention à ce que les assureurs commencent déjà à avancer en termes de remboursement des dommages causés par le climat pour les années à venir: être assuré va coûter de plus en plus cher et sera hors de portée des ménages à faible revenu, voire à moyen revenu).
       
En d’autres termes, nous ne naissons pas au sein de sociétés indépendantes des processus naturels et climatiques s’effectuant sur la planète. Dit comme cela, cela ressemble à une platitude des plus consternantes tant elle semble évidente. Naître aujourd’hui, cela implique faire son apparition sur une planète qui n’est pas la même qu’il y a 20 ans: ici encore, quoi de plus clair? Quelle est pourtant la conséquence directe et imparable de cette évidence? Les enfants qui viennent au monde aujourd’hui sont plus vieux que ceux qui sont nés dans le monde d’hier, tout simplement parce que venir au monde aujourd’hui c’est venir au monde d’aujourd’hui. Cela renverse les perspectives. Greta Thunberg est plus âgée que Pascal Bruckner. Cet écrivain qui vient de publier un livre intitulé: « Une brève éternité: philosophie de la longévité » ne défend en mettant en cause violemment la jeunesse de l'activiste suédoise que « son fond de commerce ». Ce livre est une suite de conseils  navrants plus ou moins liés à cette étrange discipline dite de « développement personnel" . Il se révèle profondément « immature » parce que l’auteur y développe une conception de la vieillesse qui ne prend pas du tout en compte l’environnement dans lequel il est question pour les cinquantenaires d’aujourd’hui, de vieillir.
        Pascal Bruckner a fait partie du mouvement dit « des nouveaux philosophes » lancé par Bernard Henri Lévy et voici ce que Gilles Deleuze pensait de « cette force de réaction fâcheuse »:
     
« Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D'abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l'ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d'importance, plus le sujet d'énonciation se donne de l'importance par rapport aux énoncés vides. Avec ces deux procédés, ils cassent le travail. Car ça fait déjà un certain temps que, dans toutes sortes de domaines, les gens travaillent pour éviter ces dangers-là. On essaie de former des concepts à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager des fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (en musique, en peinture, en audio-visuel, en cinéma, même en philosophie). Ce retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse. »
           
Ce qui caractérisaient les nouveaux philosophes, c’était d’avoir été mai-soixantuitard avant de critiquer mai 68, maoïste avant de fustiger Mao, Gauchiste avant de rallier la pensée réactionnaire. C’est un peu comme si leur aptitude à avoir raison, selon eux, se mesurait proportionnellement à leur rétropédalage. J’ai « beaucoup raison » parce que je me suis beaucoup trompé: je sais de quoi je parle, donc. De fait, à cette aune là, Bernard Henri Lévy, André Glucksman, Pascal Bruckner, sont les plus grands philosophes du 20e siècle. Nul doute que d’ici quelques années Pascal Bruckner écrira un livre sur la transition climatique, motivé par le fiel de cette culpabilisation sans laquelle il semble incapable de « penser » (si c’est vraiment de pensée qu’il est question).
        La déclaration de Greta Thunberg à l’ONU est incroyablement plus adulte tout simplement parce qu’elle recontextualise le développement de l’être humain sur terre. Né en 1948, Pascal Bruckner aura, en 2050, 102 ans. Nous lui souhaitons une longue vie, ne serait-ce que pour lui donner les moyens de mesurer concrètement les degrés de son infantilisme climatique, celui là même dont il accuse Greta Thunberg. Il reste probable qu’à cet âge là, il ne lui reste que peu d’années à vivre. Il n’est par conséquent pas le plus légitimé pour prendre la parole. S’agit-il là d’un argument recevable? Ne seraient habilités à parler du climat que les adolescents d’aujourd’hui, autrement dit les seuls vrais vieillards de la planète? La réponse est évidemment non, mais la virulence des attaques dont Greta Thunberg est victime et la récurrence du motif de sa jeunesse dans ces attaques justifie que l’on pense, ne serait-ce qu’un court moment, à cette perspective inversée.
       
Pensons-y un minimum avant de critiquer la parole adolescente: quelle est ta légitimité, à toi qui aura à faire face à l’un des plus grands défis auquel une génération a jamais été confrontée? Et à toi qui a traversé plusieurs révolutions politiques sans les avoir jamais comprises  et en te trompant systématiquement de partis? Pascal, s’il te plaît! Relis ton homonyme! Renoue avec « ce silence éternel des espaces infinis » et, si possible, abîme toi en lui durablement jusqu’à moins écrire, jusqu’à ne plus du tout parler. Reconvertis toi en donnant des conférences sur des croisières qui durent longtemps et qui sont réservées aux vieux riches.
       
Quelques mots sur le syndrome d’Asperger qu’elle porterait « comme un titre de noblesse » selon Pascal Bruckner. En tant qu’enseignant de philosophie, quand j’ai lu cette formule, il me faut reconnaître que j’ai ressenti comme une honte de pouvoir être associé de quelque biais que ce soit avec ce quinquagénaire prolixe et médiatique, avant de me rendre compte que Michel Onfray, Luc Ferry, Raphaël Enthoven, Alain Finkielkraut (dont tout le monde semble oublier qu’il est agrégé de lettres modernes, il a une maîtrise de philosophie mais la maîtrise n’est pas un diplôme d’habilitation à l’enseignement) sont tous présentés comme « philosophes ». Pourquoi je ne suis pas d’accord avec eux? Pourquoi j’aurais honte d’enseigner une matière dont ils seraient les plus dignes représentants? C’est justement ça: ce n’est pas la même matière: Michel Onfray écrit des pamphlets, Enthoven fait visiter un loft à des universitaires, (s’est-il reconverti dans l’immobilier? Il serait vraiment temps que quelqu’un se décide à acheter), Luc Ferry fait…du Luc Ferry et Finkielkraut dit « taisez-vous! » sur les plateaux de télé. Nous « enseignants », nous apprenons à nos élèves à faire des dissertations et dans les bons jours, nous leur apprenons à étiqueter leurs pensées du nom d’auteurs authentiques, ce n’est pas pareil (et contrairement à ce que tout le monde croit, nous sommes de loin les mieux payés).
        Le syndrome d’Asperger est vraiment intéressant: il désigne cette absence totale d’intelligence des codes de communication valant dans la société. La personne atteinte est incapable de saisir la dose de mensonge nécessaire à la bonne entente entre semblables. Elle est maladroite dans son rapport avec autrui parce qu’elle dit la vérité, parce qu’elle intellectualise la relation et dit une maladresse qu’elle va tenter de rattraper par une maladresse encore pire. Dans son interview par Trevor Noah au Daily Show, on mesure assez bien la teneur de ce trouble lorsqu'elle affirme par exemple qu’après 14 jours de navigation sur un voilier pour traverser l’Atlantique, on reconnaît New York « à son odeur ». L’animateur reprend sa formulation pour faire rire le public mais de la première à la deuxième formulation, on passe d’un registre de parole authentique à un registre de parole en représentation. Toute vérité est-elle bonne à dire? Oui si vous souffrez de ce syndrome. Si par contre, comme Pascal Bruckner, vous faites des livres de philosophie pour les nuls, dire la vérité n’est plus depuis belle lurette votre souci.
       
Au-delà de cette polémique à laquelle je n’ai pas pu résister, le but de cet article est simplement de démontrer à quel point de toutes les critiques que soulève son discours récent à l’ONU, la plus consternante est celle de l’adolescence. Greta Thunberg EST l’adolescence. L’acuité de son regard lui vient précisément de son identification parfaite avec l’intelligence de son âge en tant que processus.

samedi 5 mai 2018

La fable du chêne et des deux présidents – Du signifiant sans signifié


Les gens puissants ne sont pas des gens comme nous : nous le savions déjà mais nous avons récemment eu l’occasion de comprendre pourquoi. Imaginons un homme frappant à la porte de la maison d’à côté:
- Bonjour ! Je suis votre voisin, je viens vous voir parce que je me suis dit que ce serait sympa de sceller notre bonne entente en plantant ensemble un arbre dans mon jardin. Si c’est pas trop vous demander, est-ce que vous pourriez mettre un costume trois-pièces, demander à votre épouse de porter sa plus belle robe avec des talons hauts et des bijoux tout partout et me rejoindre dans mon champ, j’ai déjà fait les tas autour du chêne et j’ai plongé les deux pelles dans la peinture dorée. Faut ce qu’il faut, pas vrai ? Deux journalistes de la tribune du Jura libre seront présents et mon beau-frère est photographe. Ce sera top ! Nous on aura juste à sourire, à pousser la terre dans le trou et à se serrer les paluches devant les journalistes pendant que nos épouses feront le pied de grue en ne sachant pas où trop où se mettre pour être sur la photo sans trop s’étaler dans la bouse de mon pré. Ca vous tente ?
Posons-nous vraiment la question de notre réponse à une telle demande et nous devrions prendre conscience finalement de l’un des critères les plus fiables et les plus rationnels de la raison pour laquelle nous ne sommes pas « quelqu’un de puissant », car si vous possédiez un minimum « le sens du symbole », vous répondriez évidemment :
« - Avec plaisir, je vous rejoins tout de suite, le temps de mettre Giorgio Armani et je suis à vous. »
Malheureusement, pour l’écrasante majorité d’entre nous, la réponse sera plutôt :
« - Dites ! Mon vieux ! Sérieux ? Ca vous dirait pas plutôt qu’on se finisse une bonne bouteille ? Je la sens pas trop votre idée votre idée de dégueulasser ma seule paire de chaussures potable dans la gadoue de votre pacage à bestiaux, sans parler de ma femme : se mettre sur son 31 juste pour nous voir pousser des mottes de terre avec des pelles passées à la peinture pailletée ? Ça m’étonnerait qu’elle dise oui tout de suite. »
C’est parce que nous n’avons pas le sens du symbole pour deux ronds et c’est aussi pour cela que nos ambitions présidentielles sont absolument nulles : non seulement nous n’avons aucun projet pour la France, mais nous sommes totalement insensibles, pour ne pas dire franchement réticents, à la perspective de faire des châteaux de glaise dans la rase campagne de la maison Blanche avec le clone chevelu de Monsieur Propre nettoyant liquide multi-usages. Alors qu’Emmanuel Macron, non !
- Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui, chéri ?
- Aujourd’hui, Brigitte, c’est super ! Avec Donald, on va marquer un point décisif dans l’alliance transatlantique et poser les bases d’une entente durable entre nos deux nations par rapport à tous les enjeux internationaux
- Sérieux ?
- Non, en fait, je vais mettre de la terre autour d’un arbuste avec Oncle Picsou et une pelle recouverte de papier d’alu. »
Il ne peut y avoir de fonction présidentielle sans la mise en scène d’actes symboliques : c’est là une évidence que personne ne saurait remettre en cause. Lorsque les cendres du corps de Jean Moulin sont transportées au Panthéon, notre sensibilité au décorum de la mise en scène est à vif et de plain pied avec tous les éléments de la cérémonie. De même lorsque, le 22 septembre 1984, le président français François Mitterrand décide, sans que le protocole l’ait prévu,  de tenir la main du chancelier allemand Helmut Kohl devant la plaque commémorative à tous les morts de la première guerre mondiale, le signal est simple et audible : maintenant les nations allemandes et françaises peuvent considérer comme un élément de leur passé commun tous les conflits qui les ont opposés. C’est un « signe », c’est-à-dire que le signifiant : « mains tenues » a un signifié : « La France et l’Allemagne ont une seule vision d’un épisode fondamental et conflictuel de leur histoire ».
Donald Trump et Emmanuel Macron remplissent un trou dans le jardin de la Maison Blanche : c’est de la communication qui tourne à vide, sur elle-même, de la communication sans langage,  du signifiant sans signifié.
Un léger détail qui n’a pas été révélé pourrait contredire une telle affirmation: la jeune pousse plantée venait d’une forêt française dans laquelle 2000 marines américains périrent pendant la dernière guerre. Mais précisément le service de communication de la Maison blanche n’a visiblement pas jugé utile d’insister sur cette origine alors que c’est exactement et exclusivement dans cette information que résidait la nature symbolique de l’acte. Que des personnes aussi éminentes que Donald Trump et Emmanuel Macron jugent importants de pousser de la terre autour d’un jeune chêne devrait se suffire à soi-même. Le service de « communication » n’a plus le temps d’investir le geste symbolique du minimum d’épaisseur historique sans lequel pourtant, il ne revêt plus le moindre sens et des millions de téléspectateurs sont ainsi invités à regarder deux hommes en costume impeccable sous les yeux émus de leurs épouses respectives entrechoquer leurs pelles dorées sous les flashs des photographes de presse.
On atteint vraiment le summum de l’absurde lorsqu’on prête attention à l’ultime rebondissement de la fable : « la pousse de chêne et les Présidents ». Le petit arbre a disparu du jardin au bout de quelques jours. Pourquoi ? Parce que, comme tout « organisme vivant » importé, soupçonné à juste titre de collusion avec le terrorisme: chiens enragés, chats anarchistes, bourrides d’huîtres piégées ou Mont d’Or à diffusion lente, l’arbre doit être placé en quarantaine avant d’être admis sur le territoire. Il sera replanté après cette période. Mais n’est-ce pas trop tard puisqu’il a bien été mis en contact avec la pureté aseptique du sol américain ?
«- Non, a répondu Gérard Araud, ambassadeur de France aux EU, les racines avaient été isolées avec un plastique de protection. »
Ce que les deux présidents ont donc soigneusement enterré avec leurs superbes pelles repeintes à l’aérosol doré c’est un Tupperware. Le chêne a disparu mais reste à déterminer, dans la répartition des rôles symboliques de cette fable édifiante, quels sont les glands qui sont restés.

dimanche 5 mars 2017

La prostituée philosophe - Kafka sur le rivage de Haruki Murakami


« La fille emmena le jeune routier dans un love-hôtel du voisinage. Elle fit couler un bain et se déshabilla d’abord, puis engagea Hoshino à en faire autant. Elle le lava soigneusement dans la baignoire, le lécha partout, puis lui fit une fellation avec un art consommé. Jamais le jeune homme n’avait ressenti ni même imaginé de pareilles sensations. Il éjacula en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
-              Eh ben dis donc, c’est la première fois que je jouis comme ça, dit-il en se laissant doucement aller dans la baignoire.
-              Et ce n’est qu’un début, dit la fille. Je t’ai réservé le meilleur pour la suite.
-              C’est drôlement bon, pourtant.
-              Bon à quel point ?
-              Au point qu’il n’y a plus de passé ni de futur après un truc pareil.
-              A vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons pratiquement que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir.
Le jeune routier leva la tête, la bouche entrouverte et dévisagea la fille.
-              Qu’est-ce que tu viens de dire, là ?
-              Du Henri Bergson, dit la fille en posant ses lèvres sur le gland d’Hishino pour lécher les quelques gouttes de sperme qui restaient. Ma hier et mets-moi !


-              Quoi ? J’ai pas compris.
-              Matière et mémoire. Tu ne l’as jamais lu ?
-              Je ne crois pas, répondit Hishino après un instant de réflexion.
A part le manuel de conduite des véhicules spéciaux qu’il avait été obligé de potasser pendant son séjour à l’armée, les livres sur l’histoire du Shikoku qu’il avait consultés deux jours durant à la bibliothèque, il n’avait pas le souvenir d’avoir lu quoi que ce soit dans sa vie si ce n’est des mangas.
-              Et toi ?
La fille hocha la tête.
-              Bien obligée. Je suis en fac de philo, et les examens approchent
-              Je vois, dit Hoshino, impressionné. Alors, ce que tu fais là, c’est un petit job d’étudiante.
-              Hum. Il faut bien que je paye mes études
Après quoi, elle entraîna Hoshino vers le lit, le caressa doucement de la langue et des doigts, si bien qu’il se remit aussitôt à bander. Une érection bien ferme, fièrement dressée comme la Tour de Pise au moment du carnaval.

-              Dis donc, tu as la santé, mon petit Hoshino, dit la fille. Tu n’as rien de spécial à me demander ? Une petite gâterie supplémentaire ? Le colonel m’a recommandé d’être bien gentille avec toi.
-              Rien de particulier, mais tu n’aurais pas d’autres citations philosophiques ? Je ne sais pas pourquoi, il me semble que ça pourrait m’aider à retarder l’éjaculation. Sinon, avec ce que tu me fais, je vais jouir tout de suite, moi.
-              Voyons…Ca date un peu mais que dirais-tu de Hegel ?
-              Ce que tu voudras.
-              Allons-y pour Hegel alors. Un peu vieux, mais comme dit le proverbe anglais : « Oldies but goodies ! »
-              D’accord
-              L ‘homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître, lui-même dans ce qui s’offre à lui extérieurement.
-              Hum.
-              Hegel a conceptualisé la « conscience de soi ». Il pensait que l’homme ne considère pas le soi et l’objet comme entités séparées ; ainsi il peut comprendre plus profondément le soi de manière active, par la projection du soi sur l’objet en tant que médiation. C’est cela « la conscience de soi ».
-              J’y comprends que dalle.
-              C’est un peu ce qu’on fait en ce moment. Moi, je suis le sujet, et toi tu es l’objet. Et pour toi, c’est exactement le contraire. Nous échangeons réciproquement le sujet et l’objet en nous y projetant, et établissons ainsi la conscience de soi, de manière active. Pour dire les choses plus simplement.
-              Je comprends toujours pas, mais je crois que ça m’aide.
-              C’est le but.
Quand ce fut fini, Hoshino dit au revoir à la fille et retourna au sanctuaire, où il trouva le colonel Sanders qui l’attendait, toujours assis sur le même banc."

                 Quelques éléments  de commentaire -  Ce passage du livre de Haruki Murakami : « Kafka sur le rivage » ne se contente pas de nous fournir l’une des innombrables réponses possibles (et peut-être pas la plus mauvaise) à la question de savoir à quoi peut bien servir la philosophie, il parvient également à situer cette pratique dans le liquide placentaire de sa matrice conceptuelle la plus authentique : celui de la surprise amoureuse, ou, pour l’exprimer dans des termes moins euphémisés,  celui de la fulgurance érotique, du dépaysage sensuel, de la décontextualisation orgasmique. Hoshino est un routier qui a l’habitude des prostituées bon marché de Shinjuku mais le voilà dans les mains d’une superbe créature très aguerrie dans l’art de provoquer le plaisir de son partenaire.
C’est en plein milieu de leurs effusions qu’elle assène au chauffeur, en plus de l’extase du corps, la vérité sans ornement d’une citation du philosophe français Henri Bergson : « A vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons pratiquement que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir » Ce que vous percevez, parce que vous le percevez, est déjà du perçu, donc du passé. Il n’est rien de tout ce que nous sommes en train de vivre qui ne soit finalement déjà vécu, dans l’instant même où nous le vivons, parce que ce qui est authentiquement présent, c’est ce qui, à l’insu de notre attention, est en train de devenir le futur. Pour le dire autrement, le présent, c’est ce qui du passé devient futur mais ailleurs que dans la conscience que j’en prends, laquelle est « toujours déjà » de la mémoire. Cela ne signifie pas dans l’esprit de Bergson qu’il nous est impossible d’éprouver ce pur présent mais certainement pas selon la modalité de la perception, plutôt au fil d’une intuition qu’il ne saurait être question de vouloir, d’activer (encore moins d’anticiper, évidemment). Ce pur devenir, c’est ce que je suis en train d’être, c’est même l’actualité la plus authentique de ce que je ne cesserai jamais d’être. Ce que je suis, c’est toujours cet autre que je suis en train de devenir.
Hoshino n’est pas en situation de suivre un cours de philosophie, encore moins de prendre des notes ou de manifester la moindre curiosité à l’égard de ce qu’un philosophe français inconnu de lui a écrit en 1896 à Paris. Et pourtant quelque chose de l’énigmatique aplomb de cette phrase le transit jusqu’à la moelle dans l’acmé de son excitation. Le style d’écriture philosophique est finalement aussi incompréhensible que l’intensité physique du désir érotique.  Qu’il y ait un commerce des corps (et par ce terme, il ne s’agit pas d’entendre que sa partenaire est une prostituée), c’est aussi improbable que le fait qu’il y ait des « traumas » philosophiques, et pourtant, c’est bel et bien la seule manière de transmettre quelque chose de philosophique. Gilles Deleuze, évoquant « l’ébranlement dynamique réciproque et interactif causé par le mouvement perpétuel de l’image » parlait de « noochoc ». Le Noos, en grec ancien, ne désigne pas tant la pensée (Psyché) comme acte qu’en tant que faculté, ou plutôt qu’attention susceptible d’être dirigée, comme le rayon de lumière d’un phare vers telle ou telle direction. L’idée de Gilles Deleuze, c’est que le cinéma et l’image-mouvement « éveille » le penseur qui nécessairement sommeille en chacun de nous. Comment se met-on à penser ? Exactement comme une image ébranle par son mouvement quelque chose de nous qui, dés lors, ne peut plus rester en place. La pensée, comme l’image mouvement au cinéma, c’est avant tout du déplacement nerveux.
Pensons cinq secondes au déplacement de nerfs causé au pauvre Hoshino par cette magnifique étudiante en Philosophie. « J’ai pas compris » dit-il, mais lorsque l’experte lui demande s’il veut une gâterie, la première chose qui lui vient en tête est de lui demander plus de citations philosophiques pour retarder l’éjaculation. C’est qu’il a vaguement perçu que quelque chose de l’excitation sexuelle se nourrissait et se maintenait de la suspension sidérante d’un Eros philosophique. On ne fait vraiment l’amour que lorsqu’on a compris qu’il n’y est aucunement question de posséder le corps d’autrui, de la même façon qu’il est impossible de faire de la philosophie si l’on attend d’elle qu’elle réponde à nos questions.


Encouragée par son client, l’étudiante entreprend de lui faire connaître la pensée de Hegel : « L ‘homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître, lui-même dans ce qui s’offre à lui extérieurement. » Il nous est impossible de nous rendre compte de notre existence sans se percevoir comme un soi-même distinct des autres, et de tout ce qui n’est pas nous. Prendre conscience de soi, c’est d’abord se saisir dans les transformations que nous imposons à ce qui n’est pas nous, à l’effet que nous faisons dans la conscience des autres ou bien dans les changements matériels que nous imposons à notre milieu naturel. La prostituée, dotée qu’elle est d’un sens remarquable de la pédagogie, illustre ce qu’elle dit par ce qu’elle fait : dans ce moment d’échange amoureux, chacun est pour l’autre l’objet de la jouissance de son partenaire alors qu’il en est, à ses propres yeux, le sujet. 

Peut-être la prostituée veut-elle signifier aussi qu’Hoshino est pour elle l’objet, c’est-à-dire le moyen pour elle de gagner sa vie alors qu’elle est pour lui l’objet de son plaisir, mais chacun d’eux y gagne la conscience de soi par le biais de cette opération distinctive par rapport à l’existence physique de l’autre. Hoshino ne comprend pas mais parvient à retarder l’éjaculation, et effectivement, c’est bien là « le but » comme l’affirme la prostituée, sans que l’on sache finalement, si l’objectif est qu’il éjacule plus tardivement ou bien qu’il ne comprenne pas. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la notion même d’aboutissement, de réponse, de dernier mot, qu’il s’agit de révoquer.
A toute révélation philosophique, il faut l’onde traumatique d’un « noochoc », quelle que soit son origine (heureusement cette onde n’est pas le monopole des expertes japonaises dans l'art de jouir). On ne peut pas penser tant qu’on n’est pas dérangé, choqué, déstabilisé et on peut l’être très voluptueusement, « Spinoza soit loué ». Ce passage de l’œuvre de Murakami n’est donc pas seulement humoristique. Il se pourrait même qu’il ne le soit pas du tout et qu’au fil des éclats de rire irrépressibles qui peuvent nous saisir à la lecture, nous nous sentions finalement gagnés par la crise de bonne humeur communicative d’une vraie leçon de Philosophie.