dimanche 28 juin 2020

L'autorité sans charisme

             
                  Nous sommes nombreux à avoir assisté un peu médusés à cette étrange « réunion de travail » durant laquelle un président en bras de chemise exprime avec une évidente auto-satisfaction des annonces vagues, des métaphores creuses et des références surprenantes devant un parterre de courtisans attentifs et consciencieux dont on imagine sans peine les notations assidues:
- Penser à acheter un tigre et une selle
- Aller chercher des croque-monsieur dans « la cale »
- Réfléchir à des représentations sans public, à des livres sans lecteurs, à une radio sans auditeurs, à du cinéma sans spectateurs…Et pourquoi pas à un président sans administrés?
          
Un ami historien avec lequel j’évoquai cette prestation me rappela à cette occasion le discours du Général de Gaulle à la maison de la culture de Bourges: « la culture domine tout. Elle est la condition sine qua non de la civilisation d’aujourd’hui comme elle le fut de celle d’hier et comme elle le sera de celle de demain. » C’est beau, ça suit un rythme ternaire, comme à peu prés tous les discours du général de Gaulle et comme la plupart d’entre eux (si l’on met à part l’appel du 18 juin, mais il ne l’a pas prononcé en tant que président) ça ne veut strictement rien dire du tout, ça ne dessine aucun cap, ça ne laisse aucunement présager du moindre cahier des charges.
        Je ne sous-estime pas le scandale de ma confession quand je vous aurai avoué que les discours du Général de Gaulle me plongent le plus souvent dans un ennui profond, un peu consterné devant l’admiration qu’ils suscitent dans certains milieux. Il est des personnes qui vous disent: « J’ai toujours été gaulliste! »  Et on a envie de répondre: « Oui moi aussi mais c’était juste avant que je comprenne la différence entre dire et parler. »  Les grands gestes, les trémolos, les envolées lyriques bien scandées , le style ampoulé, les postures avantageuses, au bout d’un moment ça ne fait pas tout et surtout ça ne cache pas le manque cruel de « fond ». La référence de cet ami consistait à suggérer que le rôle des allocutions d’un président de la 5e République n’est peut-être pas de « nous dire des choses », surtout, surtout quand il s’agit de culture. De ce point de vue, le sourire en coin de notre président est très éloquent: « Ah! Vous allez voir ce que vous allez voir on a pas fait une classe prépa Lettres pour rien: première partie: le tigre, 2e partie: la cale avec le croque-monsieur de Robinson Crusoé (Cherchez pas!) 3e partie: les choses concrètes, sauf que de choses concrètes en l’occurence: Nada! Lisse et creux  comme une intervention de Bernard Henri Lévy à l’heure des pros! Le silence éternel des espaces infinis qui nous effraient plus des masses, en fait!
          
Dans « La société contre l’Etat », Pierre Clastres revient sur les trois conditions qui selon R. Lowie définissaient le rôle du chef dans certaines sociétés tribales d’Amérique du sud:
- Le chef est un faiseur de paix. Il occupe la fonction de médiateur
- Il doit être généreux et offrir ses biens
- Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie
        Ce qui intéresse Pierre Clastres dans l’intégralité de ce livre, c’est de dissocier le pouvoir et l’autorité car précisément, le point commun de toutes ces collectivités était de ne pas accorder la moindre autorité au chef. Finalement ce que les membres de la tribu attendait de leur « guide » c’était simplement d’être « un type bien », capable de concilier des partis opposés, de donner aux autres des biens qui lui appartenaient et de parler avec conviction, beauté, style. Par contre, il n’était absolument pas question qu’il décide de quoi que ce soit pour le groupe. Bref ce qu’on attendait de lui, c’est du charisme,  pas de trancher, ni de peser sur la vie individuelle des Nambikwara, des Tupinamba ou des Sherenté. Voilà ce que dit notamment Pierre Clastres des Toba du Chaco et des Trumai du Haut-Xingu: « ils ne prêtent pas trop attention au discours de leur leader qui parle ainsi dans l’indifférence générale, mais cela ne doit pas masquer l’amour des indiens pour la parole: un Chiriguano explique l’accession d’une femme à la chefferie en disant: « Son père lui a appris à bien parler! »
         
           Bref ce que les indiens attendent de leur chef c’est du charisme sans autorité et ce à quoi nous sommes voués, nous, dans nos sociétés modernes, occidentales, c’est exactement à l’inverse: « de l’autorité sans charisme », de l’autorité qui fonctionne à vide parce que ce discours débouche concrètement sur quoi?  Comme de nombreuses personnes l’ont fait remarquer: à des annonces importantes pour le cinéma, mais rigoureusement à rien de nouveau pour le spectacle vivant, pour le théâtre, la musique, la chanson, et surtout à rien pour les intérimaires du spectacle qui sont pourtant les vrais perdants du confinement (aux dernières nouvelles Omar Sy et Catherine Deneuve se portaient plutôt bien).
            Nous avons assisté à un exercice de style sans style, à des paroles absconses dans les espaces confinés d’un petit salon Elyséen qui va bien et qui ne gênerait pas s’il avait au moins l’élégance propre à ces chefferies des sociétés tribales de l’Amérique du Sud de ne pas prétendre  à l’exercice de la moindre autorité.
  
Super chemise, au fait!