samedi 5 mai 2018

La fable du chêne et des deux présidents – Du signifiant sans signifié


Les gens puissants ne sont pas des gens comme nous : nous le savions déjà mais nous avons récemment eu l’occasion de comprendre pourquoi. Imaginons un homme frappant à la porte de la maison d’à côté:
- Bonjour ! Je suis votre voisin, je viens vous voir parce que je me suis dit que ce serait sympa de sceller notre bonne entente en plantant ensemble un arbre dans mon jardin. Si c’est pas trop vous demander, est-ce que vous pourriez mettre un costume trois-pièces, demander à votre épouse de porter sa plus belle robe avec des talons hauts et des bijoux tout partout et me rejoindre dans mon champ, j’ai déjà fait les tas autour du chêne et j’ai plongé les deux pelles dans la peinture dorée. Faut ce qu’il faut, pas vrai ? Deux journalistes de la tribune du Jura libre seront présents et mon beau-frère est photographe. Ce sera top ! Nous on aura juste à sourire, à pousser la terre dans le trou et à se serrer les paluches devant les journalistes pendant que nos épouses feront le pied de grue en ne sachant pas où trop où se mettre pour être sur la photo sans trop s’étaler dans la bouse de mon pré. Ca vous tente ?
Posons-nous vraiment la question de notre réponse à une telle demande et nous devrions prendre conscience finalement de l’un des critères les plus fiables et les plus rationnels de la raison pour laquelle nous ne sommes pas « quelqu’un de puissant », car si vous possédiez un minimum « le sens du symbole », vous répondriez évidemment :
« - Avec plaisir, je vous rejoins tout de suite, le temps de mettre Giorgio Armani et je suis à vous. »
Malheureusement, pour l’écrasante majorité d’entre nous, la réponse sera plutôt :
« - Dites ! Mon vieux ! Sérieux ? Ca vous dirait pas plutôt qu’on se finisse une bonne bouteille ? Je la sens pas trop votre idée votre idée de dégueulasser ma seule paire de chaussures potable dans la gadoue de votre pacage à bestiaux, sans parler de ma femme : se mettre sur son 31 juste pour nous voir pousser des mottes de terre avec des pelles passées à la peinture pailletée ? Ça m’étonnerait qu’elle dise oui tout de suite. »
C’est parce que nous n’avons pas le sens du symbole pour deux ronds et c’est aussi pour cela que nos ambitions présidentielles sont absolument nulles : non seulement nous n’avons aucun projet pour la France, mais nous sommes totalement insensibles, pour ne pas dire franchement réticents, à la perspective de faire des châteaux de glaise dans la rase campagne de la maison Blanche avec le clone chevelu de Monsieur Propre nettoyant liquide multi-usages. Alors qu’Emmanuel Macron, non !
- Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui, chéri ?
- Aujourd’hui, Brigitte, c’est super ! Avec Donald, on va marquer un point décisif dans l’alliance transatlantique et poser les bases d’une entente durable entre nos deux nations par rapport à tous les enjeux internationaux
- Sérieux ?
- Non, en fait, je vais mettre de la terre autour d’un arbuste avec Oncle Picsou et une pelle recouverte de papier d’alu. »
Il ne peut y avoir de fonction présidentielle sans la mise en scène d’actes symboliques : c’est là une évidence que personne ne saurait remettre en cause. Lorsque les cendres du corps de Jean Moulin sont transportées au Panthéon, notre sensibilité au décorum de la mise en scène est à vif et de plain pied avec tous les éléments de la cérémonie. De même lorsque, le 22 septembre 1984, le président français François Mitterrand décide, sans que le protocole l’ait prévu,  de tenir la main du chancelier allemand Helmut Kohl devant la plaque commémorative à tous les morts de la première guerre mondiale, le signal est simple et audible : maintenant les nations allemandes et françaises peuvent considérer comme un élément de leur passé commun tous les conflits qui les ont opposés. C’est un « signe », c’est-à-dire que le signifiant : « mains tenues » a un signifié : « La France et l’Allemagne ont une seule vision d’un épisode fondamental et conflictuel de leur histoire ».
Donald Trump et Emmanuel Macron remplissent un trou dans le jardin de la Maison Blanche : c’est de la communication qui tourne à vide, sur elle-même, de la communication sans langage,  du signifiant sans signifié.
Un léger détail qui n’a pas été révélé pourrait contredire une telle affirmation: la jeune pousse plantée venait d’une forêt française dans laquelle 2000 marines américains périrent pendant la dernière guerre. Mais précisément le service de communication de la Maison blanche n’a visiblement pas jugé utile d’insister sur cette origine alors que c’est exactement et exclusivement dans cette information que résidait la nature symbolique de l’acte. Que des personnes aussi éminentes que Donald Trump et Emmanuel Macron jugent importants de pousser de la terre autour d’un jeune chêne devrait se suffire à soi-même. Le service de « communication » n’a plus le temps d’investir le geste symbolique du minimum d’épaisseur historique sans lequel pourtant, il ne revêt plus le moindre sens et des millions de téléspectateurs sont ainsi invités à regarder deux hommes en costume impeccable sous les yeux émus de leurs épouses respectives entrechoquer leurs pelles dorées sous les flashs des photographes de presse.
On atteint vraiment le summum de l’absurde lorsqu’on prête attention à l’ultime rebondissement de la fable : « la pousse de chêne et les Présidents ». Le petit arbre a disparu du jardin au bout de quelques jours. Pourquoi ? Parce que, comme tout « organisme vivant » importé, soupçonné à juste titre de collusion avec le terrorisme: chiens enragés, chats anarchistes, bourrides d’huîtres piégées ou Mont d’Or à diffusion lente, l’arbre doit être placé en quarantaine avant d’être admis sur le territoire. Il sera replanté après cette période. Mais n’est-ce pas trop tard puisqu’il a bien été mis en contact avec la pureté aseptique du sol américain ?
«- Non, a répondu Gérard Araud, ambassadeur de France aux EU, les racines avaient été isolées avec un plastique de protection. »
Ce que les deux présidents ont donc soigneusement enterré avec leurs superbes pelles repeintes à l’aérosol doré c’est un Tupperware. Le chêne a disparu mais reste à déterminer, dans la répartition des rôles symboliques de cette fable édifiante, quels sont les glands qui sont restés.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire