dimanche 29 septembre 2019

Greta Thunberg et l'adolescence

            Adolescent vient du latin « ad crescere » qui signifie « grandir vers ». Le mouvement lancé par Greta Thunberg « Friday for future » incitant les lycéennes et les lycéens à faire la grève des cours le vendredi ne peut se concevoir autrement que comme le suspens interrogatif de cette étymologie: « grandir vers quoi? » Il n’est finalement dans cette initiative pas question d’autre chose que de prendre les mots « à la lettre », c’est-à-dire dans la littéralité d’un instant donné au sein d’un monde donné. Jusque là, la question: « que veux-tu devenir plus tard? » appelait une réponse professionnelle: « quelle carrière veux-tu choisir? ». Greta Thunberg est une « adolescente », au sens le plus pur et le plus légitimé du terme, et elle recontextualise à bon escient un âge qu’elle assume avec une rare lucidité: l’adolescence n’est pas une condition, c’est un processus, et ce mouvement ne peut lui-même se considérer indépendamment d’une réalité climatique qui est elle aussi un « processus ». Cela signifie que la question: « que veux-tu être quand tu seras adulte? » repose sur un présupposé qui n’est plus viable aujourd’hui, à savoir que l’avenir d’un adolescent se déploierait au gré d’un dynamisme exclusivement sociétal, c’est-à-dire impulsé par le progrès d’une évolution technologique, médicale et institutionnelle constante.
       
En réalité, il nous est rigoureusement impossible d’exclure les devenirs dans lesquels nous consistons des devenirs qui oeuvrent au sein de processus climatiques évoluant sans contestation possible vers des déséquilibres et des situations incontrôlables. A toute personne suffisamment lucide pour réaliser cette évidence (mais cela suppose que cette personne soit capable de ramener son existence à un « phénomène », au sens le plus scientifique du terme), il apparaît clairement que l’avenir des adolescents d’aujourd’hui aura à se tisser dans le maillage chaotique de migrations humaines de plus en plus conséquentes, de partage de plus en plus problématique des ressources planétaires, de transformations drastiques de ce qu’une société peut garantir à un citoyen (il suffit pour cela de prêter attention à ce que les assureurs commencent déjà à avancer en termes de remboursement des dommages causés par le climat pour les années à venir: être assuré va coûter de plus en plus cher et sera hors de portée des ménages à faible revenu, voire à moyen revenu).
       
En d’autres termes, nous ne naissons pas au sein de sociétés indépendantes des processus naturels et climatiques s’effectuant sur la planète. Dit comme cela, cela ressemble à une platitude des plus consternantes tant elle semble évidente. Naître aujourd’hui, cela implique faire son apparition sur une planète qui n’est pas la même qu’il y a 20 ans: ici encore, quoi de plus clair? Quelle est pourtant la conséquence directe et imparable de cette évidence? Les enfants qui viennent au monde aujourd’hui sont plus vieux que ceux qui sont nés dans le monde d’hier, tout simplement parce que venir au monde aujourd’hui c’est venir au monde d’aujourd’hui. Cela renverse les perspectives. Greta Thunberg est plus âgée que Pascal Bruckner. Cet écrivain qui vient de publier un livre intitulé: « Une brève éternité: philosophie de la longévité » ne défend en mettant en cause violemment la jeunesse de l'activiste suédoise que « son fond de commerce ». Ce livre est une suite de conseils  navrants plus ou moins liés à cette étrange discipline dite de « développement personnel" . Il se révèle profondément « immature » parce que l’auteur y développe une conception de la vieillesse qui ne prend pas du tout en compte l’environnement dans lequel il est question pour les cinquantenaires d’aujourd’hui, de vieillir.
        Pascal Bruckner a fait partie du mouvement dit « des nouveaux philosophes » lancé par Bernard Henri Lévy et voici ce que Gilles Deleuze pensait de « cette force de réaction fâcheuse »:
     
« Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D'abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l'ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d'importance, plus le sujet d'énonciation se donne de l'importance par rapport aux énoncés vides. Avec ces deux procédés, ils cassent le travail. Car ça fait déjà un certain temps que, dans toutes sortes de domaines, les gens travaillent pour éviter ces dangers-là. On essaie de former des concepts à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager des fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (en musique, en peinture, en audio-visuel, en cinéma, même en philosophie). Ce retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse. »
           
Ce qui caractérisaient les nouveaux philosophes, c’était d’avoir été mai-soixantuitard avant de critiquer mai 68, maoïste avant de fustiger Mao, Gauchiste avant de rallier la pensée réactionnaire. C’est un peu comme si leur aptitude à avoir raison, selon eux, se mesurait proportionnellement à leur rétropédalage. J’ai « beaucoup raison » parce que je me suis beaucoup trompé: je sais de quoi je parle, donc. De fait, à cette aune là, Bernard Henri Lévy, André Glucksman, Pascal Bruckner, sont les plus grands philosophes du 20e siècle. Nul doute que d’ici quelques années Pascal Bruckner écrira un livre sur la transition climatique, motivé par le fiel de cette culpabilisation sans laquelle il semble incapable de « penser » (si c’est vraiment de pensée qu’il est question).
        La déclaration de Greta Thunberg à l’ONU est incroyablement plus adulte tout simplement parce qu’elle recontextualise le développement de l’être humain sur terre. Né en 1948, Pascal Bruckner aura, en 2050, 102 ans. Nous lui souhaitons une longue vie, ne serait-ce que pour lui donner les moyens de mesurer concrètement les degrés de son infantilisme climatique, celui là même dont il accuse Greta Thunberg. Il reste probable qu’à cet âge là, il ne lui reste que peu d’années à vivre. Il n’est par conséquent pas le plus légitimé pour prendre la parole. S’agit-il là d’un argument recevable? Ne seraient habilités à parler du climat que les adolescents d’aujourd’hui, autrement dit les seuls vrais vieillards de la planète? La réponse est évidemment non, mais la virulence des attaques dont Greta Thunberg est victime et la récurrence du motif de sa jeunesse dans ces attaques justifie que l’on pense, ne serait-ce qu’un court moment, à cette perspective inversée.
       
Pensons-y un minimum avant de critiquer la parole adolescente: quelle est ta légitimité, à toi qui aura à faire face à l’un des plus grands défis auquel une génération a jamais été confrontée? Et à toi qui a traversé plusieurs révolutions politiques sans les avoir jamais comprises  et en te trompant systématiquement de partis? Pascal, s’il te plaît! Relis ton homonyme! Renoue avec « ce silence éternel des espaces infinis » et, si possible, abîme toi en lui durablement jusqu’à moins écrire, jusqu’à ne plus du tout parler. Reconvertis toi en donnant des conférences sur des croisières qui durent longtemps et qui sont réservées aux vieux riches.
       
Quelques mots sur le syndrome d’Asperger qu’elle porterait « comme un titre de noblesse » selon Pascal Bruckner. En tant qu’enseignant de philosophie, quand j’ai lu cette formule, il me faut reconnaître que j’ai ressenti comme une honte de pouvoir être associé de quelque biais que ce soit avec ce quinquagénaire prolixe et médiatique, avant de me rendre compte que Michel Onfray, Luc Ferry, Raphaël Enthoven, Alain Finkielkraut (dont tout le monde semble oublier qu’il est agrégé de lettres modernes, il a une maîtrise de philosophie mais la maîtrise n’est pas un diplôme d’habilitation à l’enseignement) sont tous présentés comme « philosophes ». Pourquoi je ne suis pas d’accord avec eux? Pourquoi j’aurais honte d’enseigner une matière dont ils seraient les plus dignes représentants? C’est justement ça: ce n’est pas la même matière: Michel Onfray écrit des pamphlets, Enthoven fait visiter un loft à des universitaires, (s’est-il reconverti dans l’immobilier? Il serait vraiment temps que quelqu’un se décide à acheter), Luc Ferry fait…du Luc Ferry et Finkielkraut dit « taisez-vous! » sur les plateaux de télé. Nous « enseignants », nous apprenons à nos élèves à faire des dissertations et dans les bons jours, nous leur apprenons à étiqueter leurs pensées du nom d’auteurs authentiques, ce n’est pas pareil (et contrairement à ce que tout le monde croit, nous sommes de loin les mieux payés).
        Le syndrome d’Asperger est vraiment intéressant: il désigne cette absence totale d’intelligence des codes de communication valant dans la société. La personne atteinte est incapable de saisir la dose de mensonge nécessaire à la bonne entente entre semblables. Elle est maladroite dans son rapport avec autrui parce qu’elle dit la vérité, parce qu’elle intellectualise la relation et dit une maladresse qu’elle va tenter de rattraper par une maladresse encore pire. Dans son interview par Trevor Noah au Daily Show, on mesure assez bien la teneur de ce trouble lorsqu'elle affirme par exemple qu’après 14 jours de navigation sur un voilier pour traverser l’Atlantique, on reconnaît New York « à son odeur ». L’animateur reprend sa formulation pour faire rire le public mais de la première à la deuxième formulation, on passe d’un registre de parole authentique à un registre de parole en représentation. Toute vérité est-elle bonne à dire? Oui si vous souffrez de ce syndrome. Si par contre, comme Pascal Bruckner, vous faites des livres de philosophie pour les nuls, dire la vérité n’est plus depuis belle lurette votre souci.
       
Au-delà de cette polémique à laquelle je n’ai pas pu résister, le but de cet article est simplement de démontrer à quel point de toutes les critiques que soulève son discours récent à l’ONU, la plus consternante est celle de l’adolescence. Greta Thunberg EST l’adolescence. L’acuité de son regard lui vient précisément de son identification parfaite avec l’intelligence de son âge en tant que processus.

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