dimanche 5 mars 2017

La prostituée philosophe - Kafka sur le rivage de Haruki Murakami


« La fille emmena le jeune routier dans un love-hôtel du voisinage. Elle fit couler un bain et se déshabilla d’abord, puis engagea Hoshino à en faire autant. Elle le lava soigneusement dans la baignoire, le lécha partout, puis lui fit une fellation avec un art consommé. Jamais le jeune homme n’avait ressenti ni même imaginé de pareilles sensations. Il éjacula en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
-              Eh ben dis donc, c’est la première fois que je jouis comme ça, dit-il en se laissant doucement aller dans la baignoire.
-              Et ce n’est qu’un début, dit la fille. Je t’ai réservé le meilleur pour la suite.
-              C’est drôlement bon, pourtant.
-              Bon à quel point ?
-              Au point qu’il n’y a plus de passé ni de futur après un truc pareil.
-              A vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons pratiquement que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir.
Le jeune routier leva la tête, la bouche entrouverte et dévisagea la fille.
-              Qu’est-ce que tu viens de dire, là ?
-              Du Henri Bergson, dit la fille en posant ses lèvres sur le gland d’Hishino pour lécher les quelques gouttes de sperme qui restaient. Ma hier et mets-moi !


-              Quoi ? J’ai pas compris.
-              Matière et mémoire. Tu ne l’as jamais lu ?
-              Je ne crois pas, répondit Hishino après un instant de réflexion.
A part le manuel de conduite des véhicules spéciaux qu’il avait été obligé de potasser pendant son séjour à l’armée, les livres sur l’histoire du Shikoku qu’il avait consultés deux jours durant à la bibliothèque, il n’avait pas le souvenir d’avoir lu quoi que ce soit dans sa vie si ce n’est des mangas.
-              Et toi ?
La fille hocha la tête.
-              Bien obligée. Je suis en fac de philo, et les examens approchent
-              Je vois, dit Hoshino, impressionné. Alors, ce que tu fais là, c’est un petit job d’étudiante.
-              Hum. Il faut bien que je paye mes études
Après quoi, elle entraîna Hoshino vers le lit, le caressa doucement de la langue et des doigts, si bien qu’il se remit aussitôt à bander. Une érection bien ferme, fièrement dressée comme la Tour de Pise au moment du carnaval.

-              Dis donc, tu as la santé, mon petit Hoshino, dit la fille. Tu n’as rien de spécial à me demander ? Une petite gâterie supplémentaire ? Le colonel m’a recommandé d’être bien gentille avec toi.
-              Rien de particulier, mais tu n’aurais pas d’autres citations philosophiques ? Je ne sais pas pourquoi, il me semble que ça pourrait m’aider à retarder l’éjaculation. Sinon, avec ce que tu me fais, je vais jouir tout de suite, moi.
-              Voyons…Ca date un peu mais que dirais-tu de Hegel ?
-              Ce que tu voudras.
-              Allons-y pour Hegel alors. Un peu vieux, mais comme dit le proverbe anglais : « Oldies but goodies ! »
-              D’accord
-              L ‘homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître, lui-même dans ce qui s’offre à lui extérieurement.
-              Hum.
-              Hegel a conceptualisé la « conscience de soi ». Il pensait que l’homme ne considère pas le soi et l’objet comme entités séparées ; ainsi il peut comprendre plus profondément le soi de manière active, par la projection du soi sur l’objet en tant que médiation. C’est cela « la conscience de soi ».
-              J’y comprends que dalle.
-              C’est un peu ce qu’on fait en ce moment. Moi, je suis le sujet, et toi tu es l’objet. Et pour toi, c’est exactement le contraire. Nous échangeons réciproquement le sujet et l’objet en nous y projetant, et établissons ainsi la conscience de soi, de manière active. Pour dire les choses plus simplement.
-              Je comprends toujours pas, mais je crois que ça m’aide.
-              C’est le but.
Quand ce fut fini, Hoshino dit au revoir à la fille et retourna au sanctuaire, où il trouva le colonel Sanders qui l’attendait, toujours assis sur le même banc."

                 Quelques éléments  de commentaire -  Ce passage du livre de Haruki Murakami : « Kafka sur le rivage » ne se contente pas de nous fournir l’une des innombrables réponses possibles (et peut-être pas la plus mauvaise) à la question de savoir à quoi peut bien servir la philosophie, il parvient également à situer cette pratique dans le liquide placentaire de sa matrice conceptuelle la plus authentique : celui de la surprise amoureuse, ou, pour l’exprimer dans des termes moins euphémisés,  celui de la fulgurance érotique, du dépaysage sensuel, de la décontextualisation orgasmique. Hoshino est un routier qui a l’habitude des prostituées bon marché de Shinjuku mais le voilà dans les mains d’une superbe créature très aguerrie dans l’art de provoquer le plaisir de son partenaire.
C’est en plein milieu de leurs effusions qu’elle assène au chauffeur, en plus de l’extase du corps, la vérité sans ornement d’une citation du philosophe français Henri Bergson : « A vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons pratiquement que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir » Ce que vous percevez, parce que vous le percevez, est déjà du perçu, donc du passé. Il n’est rien de tout ce que nous sommes en train de vivre qui ne soit finalement déjà vécu, dans l’instant même où nous le vivons, parce que ce qui est authentiquement présent, c’est ce qui, à l’insu de notre attention, est en train de devenir le futur. Pour le dire autrement, le présent, c’est ce qui du passé devient futur mais ailleurs que dans la conscience que j’en prends, laquelle est « toujours déjà » de la mémoire. Cela ne signifie pas dans l’esprit de Bergson qu’il nous est impossible d’éprouver ce pur présent mais certainement pas selon la modalité de la perception, plutôt au fil d’une intuition qu’il ne saurait être question de vouloir, d’activer (encore moins d’anticiper, évidemment). Ce pur devenir, c’est ce que je suis en train d’être, c’est même l’actualité la plus authentique de ce que je ne cesserai jamais d’être. Ce que je suis, c’est toujours cet autre que je suis en train de devenir.
Hoshino n’est pas en situation de suivre un cours de philosophie, encore moins de prendre des notes ou de manifester la moindre curiosité à l’égard de ce qu’un philosophe français inconnu de lui a écrit en 1896 à Paris. Et pourtant quelque chose de l’énigmatique aplomb de cette phrase le transit jusqu’à la moelle dans l’acmé de son excitation. Le style d’écriture philosophique est finalement aussi incompréhensible que l’intensité physique du désir érotique.  Qu’il y ait un commerce des corps (et par ce terme, il ne s’agit pas d’entendre que sa partenaire est une prostituée), c’est aussi improbable que le fait qu’il y ait des « traumas » philosophiques, et pourtant, c’est bel et bien la seule manière de transmettre quelque chose de philosophique. Gilles Deleuze, évoquant « l’ébranlement dynamique réciproque et interactif causé par le mouvement perpétuel de l’image » parlait de « noochoc ». Le Noos, en grec ancien, ne désigne pas tant la pensée (Psyché) comme acte qu’en tant que faculté, ou plutôt qu’attention susceptible d’être dirigée, comme le rayon de lumière d’un phare vers telle ou telle direction. L’idée de Gilles Deleuze, c’est que le cinéma et l’image-mouvement « éveille » le penseur qui nécessairement sommeille en chacun de nous. Comment se met-on à penser ? Exactement comme une image ébranle par son mouvement quelque chose de nous qui, dés lors, ne peut plus rester en place. La pensée, comme l’image mouvement au cinéma, c’est avant tout du déplacement nerveux.
Pensons cinq secondes au déplacement de nerfs causé au pauvre Hoshino par cette magnifique étudiante en Philosophie. « J’ai pas compris » dit-il, mais lorsque l’experte lui demande s’il veut une gâterie, la première chose qui lui vient en tête est de lui demander plus de citations philosophiques pour retarder l’éjaculation. C’est qu’il a vaguement perçu que quelque chose de l’excitation sexuelle se nourrissait et se maintenait de la suspension sidérante d’un Eros philosophique. On ne fait vraiment l’amour que lorsqu’on a compris qu’il n’y est aucunement question de posséder le corps d’autrui, de la même façon qu’il est impossible de faire de la philosophie si l’on attend d’elle qu’elle réponde à nos questions.


Encouragée par son client, l’étudiante entreprend de lui faire connaître la pensée de Hegel : « L ‘homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître, lui-même dans ce qui s’offre à lui extérieurement. » Il nous est impossible de nous rendre compte de notre existence sans se percevoir comme un soi-même distinct des autres, et de tout ce qui n’est pas nous. Prendre conscience de soi, c’est d’abord se saisir dans les transformations que nous imposons à ce qui n’est pas nous, à l’effet que nous faisons dans la conscience des autres ou bien dans les changements matériels que nous imposons à notre milieu naturel. La prostituée, dotée qu’elle est d’un sens remarquable de la pédagogie, illustre ce qu’elle dit par ce qu’elle fait : dans ce moment d’échange amoureux, chacun est pour l’autre l’objet de la jouissance de son partenaire alors qu’il en est, à ses propres yeux, le sujet. 

Peut-être la prostituée veut-elle signifier aussi qu’Hoshino est pour elle l’objet, c’est-à-dire le moyen pour elle de gagner sa vie alors qu’elle est pour lui l’objet de son plaisir, mais chacun d’eux y gagne la conscience de soi par le biais de cette opération distinctive par rapport à l’existence physique de l’autre. Hoshino ne comprend pas mais parvient à retarder l’éjaculation, et effectivement, c’est bien là « le but » comme l’affirme la prostituée, sans que l’on sache finalement, si l’objectif est qu’il éjacule plus tardivement ou bien qu’il ne comprenne pas. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la notion même d’aboutissement, de réponse, de dernier mot, qu’il s’agit de révoquer.
A toute révélation philosophique, il faut l’onde traumatique d’un « noochoc », quelle que soit son origine (heureusement cette onde n’est pas le monopole des expertes japonaises dans l'art de jouir). On ne peut pas penser tant qu’on n’est pas dérangé, choqué, déstabilisé et on peut l’être très voluptueusement, « Spinoza soit loué ». Ce passage de l’œuvre de Murakami n’est donc pas seulement humoristique. Il se pourrait même qu’il ne le soit pas du tout et qu’au fil des éclats de rire irrépressibles qui peuvent nous saisir à la lecture, nous nous sentions finalement gagnés par la crise de bonne humeur communicative d’une vraie leçon de Philosophie.


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