dimanche 2 octobre 2016

"Juste la fin du monde " de Xavier Dolan - Une phrase en voix off



« Il arrive qu’on naisse chez des gens dont on ne comprend pas qu’ils nous soient proches ou reliés par le sang. Et dont on s’éloigne volontairement. »  Louis dans « Juste la fin du monde » de Xavier Dolan

Il nous est tous arrivé de saisir une phrase, dans une conversation, une émission de radio ou un film et de souhaiter qu’aucune parole ne se fasse entendre après elle, du moins pas trop vite, d’espérer, donc, qu’un silence lui succède parce que, confusément, quelque chose de notre vie s’y trouve contenu, impliqué comme un parfum dans une étoffe, et qu’il nous faut absolument, toute affaire cessante, déterminer en quoi consiste cette présence, cette puissance d’impact et comment elle fonctionne. Pourquoi si peu de mots et pourquoi sonnent-ils si juste ? Se pourrait-il que ce soit juste ça : cette chose qui depuis si longtemps me reste au travers de la gorge et qui, dans la bouche d’un acteur que je ne connais pas (personnellement), parlant en tant que personnage d’un film écrit par un cinéaste que je ne connais pas, lui-même adaptant la pièce d’un metteur en scène de théâtre que je ne connais pas, coule avec tant d’exactitude, d’apparente facilité et de lenteur ? 
Louis n’a revu aucun membre de sa famille depuis douze ans et il réapparaît à l’occasion d’un repas. Cette phrase est prononcée en voix off alors que l’on voit son taxi suivre la route qui le mène jusqu’à cette réunion de famille. Le tracé sinueux, puis son visage qui regarde le paysage et enfin ses traits au travers de la vitre.
« Il arrive qu’on naisse chez des gens ». Prononcée en voix off, cette phrase trouve dans ses images son lieu, lieu de réflexion, au sens physique du terme, lieu de surface réfléchissante et réfléchie, visage, au sens que Deleuze donne à l’image affection : « à quoi tu penses ? » et « qu’est-ce que tu as ? ». Cette pensée ne peut pas s’exprimer ailleurs ni à partir d’une autre origine. « Il arrive qu’on naisse chez des gens … » : c’est exactement ça, ça que l’on éprouve quand on va voir ses parents : on peut aller frapper chez des inconnus pour demander un ouvre-boîte, un renseignement, l’adresse d’un ravaleur de façade, mais aussi bien « naître chez des gens. La porte s’ouvre et….L’enfant  paraît : 
-       « Excusez-moi de vous déranger, je ne voudrai pas m’imposer
-       Pensez-vous ! On vous attendait. Mettez-vous à l’aise ! On va vous débarrasser de ce cordon.
-       Vous êtes bien aimable…
Ce n’est pas drôle, parce qu’à la limite, si la naissance donnait lieu à de tels dialogues, peut-être y gagnerait-on un certain effet de vérité. Il arrive qu’on naisse chez des gens par hasard comme un faux numéro. Cette pensée pointe dans l’esprit de nombreuses personnes, je serai tenté de dire « nécessairement », parce qu’elle décrit exactement ce que toute naissance « est ». L’événement de naître, c’est ça : le fait qu’il arrive qu’on naisse chez des gens. Personne ne peut contester cet impersonnel là, cet aplomb vertical et chirurgical de l’événement de naître. Qui que l’on soit, quelle que soit sa famille, que l’on soit d’un milieu aisé ou pauvre, il nous arrive de naitre chez des gens et on appelle ça « un heureux événement », mais là commence le jugement, c’est-à-dire le théâtre. Tout ce que l’on va raconter à partir de cet heureux événement est l’histoire d’un nom propre, de la fiction, du drame, du faux. Si l’on parvient, par contre, à se maintenir dans la neutralité parfaite de cet événement, de ce taxi en mouvement et dans l’entre-deux de la surface réfléchissante et réfléchie d’un visage reflété dans une vitre, ça va, on est dans le vrai.
« Il arrive qu’on naisse chez des gens »…Il n’y avait pas nécessité à naître là plutôt qu’ailleurs, mais ce fut là, et de cette naissance toute à la fois improbable et fatale s’est dégagée l’événement d’être soi, et pas un autre. Mais en tant que naissance, acte de naître, on n’est jamais sorti du « On ». C’est même pas que l’on soit aussi un autre, c’est qu’on n’est pas quelqu’un. Il arrive qu’on naisse chez des gens en ayant de plus en plus envie de s’excuser : « Excusez-moi ! Je ne savais pas ! Je ne pouvais pas savoir que ce serait ça parce que…enfin…vous comprenez…On n’a vraiment rien à se dire, une fois qu’on a épuisé les politesses et les rudesses d’usage, les humiliations et les effusions de circonstances…..Les « papa / maman » et autres imageries Catholiques Vichyssoises Rien…Le néant….Le vide absolu. Décevoir les attentes familiales, c’est bien plus qu’un devoir, une règle à suivre, c’est inclus dans le forfait…. de naître. On ne peut naître autrement qu’en décevant les attentes personnelles, parce que ce n’est pas une question de personne.
Naître chez des gens, ouais, ça arrive comme la rougeole ou le bon tirage au loto…mais justement que comme ça, pas autrement. Ca n’arrive que ponctuellement même si ce ponctuellement revient toujours. « Il arrive qu’on naisse… » : une telle phrase nous saisit par la justesse du lieu à partir duquel elle est émise, elle ne peut qu’être émise, lieu d’une impersonnalité aussi évidente que glaciale et inhumaine, aussi paradoxalement familier qu’incroyablement lointain et improbable. C’est un lieu auquel on n’accède qu’au prix d’un détachement sidérant de justesse. Il n’y a pas de quoi en faire un drame, ça arrive à tout le monde…cette naissance, ces rapprochements avec les yeux de la grand-mère, les goûts de la tante, ces oppositions avec le frère, cet étiquetage incessant, l’ouvrage abject de cette gravure dans le marbre de la chronique familiale. On n’est pas là pour être jugé et on l’est sans discontinuer …parce qu’il arrive qu’on naisse chez des gens et on passe tous par cette case catastrophique, par ce rendez-vous merdique inscrit sur l’une des cases d’un étrange agenda où n’importe quelle date aurait pu tout aussi bien convenir. Mais c’est la tuile, la grosse tuile : « il arrive qu’on naisse chez des gens ».
En un sens, la phrase pourrait en rester là mais elle se poursuit : « dont on ne comprend pas qu’ils nous soient proches ou reliés par le sang » et la puissance d’impact ne se dissipe pas, bien au contraire. On ne comprend pas : cela veut dire que l’on essaie mais comment et d’où le peut-on ? Et si c’était le lieu propre de toute réflexion ? Si la pensée ne pouvait jamais se prétendre authentique à moins de se trouver dans ce lieu, ou plutôt dans ce non-lieu dans lequel on ne comprend pas la proximité familiale ? Et si c’était de ce déphasage profond, fondamental et « juste » avec la famille que « philosopher » commençait ? Dans ce non-lieu se forme le désir de comprendre parce que ce que c’est que « comprendre » suppose d’abord un espace de proximité « non-compris », un lien de sang ou de fréquentation rapprochée dont l’inadéquation nous saute aux yeux et qui, dés lors, nous prédispose à « la rencontre ». Peut-être n’est-il de pensée authentique que sur le fond d’une fraternité rompue, c’est-à-dire dévoilée, démasquée, exhibée dans sa nudité la plus embarrassante : la race de Caïn, comme dit Baudelaire. « Suis-je le gardien de mon frère ? »
Mais n’oublions pas la voix off qui conforte cette dernière idée : du non-lieu, sort la voix off qui dit l’originelle incompréhension d’où jaillit le désir de comprendre et de savoir ce qu’exister « veut dire ».


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